lundi 22 septembre 2014

Analyses de quelques nuages (2)

Sur ces moments de grande quiétude, je cite ce prodigieux passage du Voyage en Égypte* de Flaubert (livre glané dans la bibliothèque des Della Rovere, et qui fut une des heureuses découvertes de cet été*):

"Coucher de soleil sur Medinet-Abou. Les montagnes sont indigo foncé (côté de Medinet-Abou) ; du bleu par-dessus du gris noir, avec des oppositions longitudinales lie de vin, dans les fentes des vallons. Les palmiers sont noirs comme de l’encre, le ciel rouge, le Nil a l’air d’un lac d’acier en fusion. Quand nous sommes arrivés devant Thèbes, nos matelots jouaient du tarabouk, le bierg soufflait dans sa flûte, Khalil dansait avec des crotales ; ils ont cessé pour aborder. C’est alors que, jouissant de ces choses, au moment je regardais trois plis de vagues qui se courbaient derrière nous sous le vent, j’ai senti monter du fond de moi un sentiment de bonheur solennel qui allait à la rencontre de ce spectacle, et j’ai remercié Dieu dans mon cœur de m’avoir fait apte à jouir de cette manière ; je me sentais fortuné par la pensée, quoiqu’il me semblât pourtant ne penser à rien, c’était une volupté intime de tout mon être."

Dans le même ordre d'idée, ce passage de Nicolas Bouvier* (on ne pourra pas dire que je ne gâte pas mes rares visiteurs... et quoiqu'il en soit, j'aurai lu ce qu'il fallait lire!):

"A l'est d'Erzurum, la piste est très solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison ou une autre, il peut arriver qu'on arrête la voiture et passe la fin de la nuit dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les oreilles, on écoute l'eau bouillir sur le primus à l'abri d'une roue. Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s'en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l'aube se lève, s'étend, les perdrix et les cailles s'en mêlent... et on s'empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s'étire, on fait quelques pas, pesant moins d'un kilo, et le mot bonheur parait bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.
Finalement, ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur."

Il me semble avoir lu quelque chose de similaire dans Rousseau, mais ce souvenir des Rêveries* date de plus de quinze ans: on ira vérifier.