Par l'association explosive d'un accent, de mots et de souvenirs, m'est revenu en mémoire le visage de cette personne rencontrée lors de l'été stambouliote. Un des "moments" dont il faudra faire un jour l'inventaire et le récit.
Ses colocataires étaient partis, et nous étions convenus de passer l'après-midi ensemble pour visiter Üsküdar (appelons-la pour cette raison la Scutarienne, à ne pas confondre avec la Chalcédonienne, que j'ai croisée à la même époque sans le savoir, mais connue seulement quelques semaines plus tard). Nous mangeâmes sur le pouce dans une des gargotes cachées derrière les premières mosquées, puis marchâmes longtemps jusqu'en haut de la rue Çavuşdere, là où se trouve le complexe de Çinili. Un long arrêt reposant.
Nous redescendîmes ensuite, lentement, à travers un vaste cimetière noyé dans une végétation sans contrôle, jusqu'au quartier désert et étrange autour de la mosquée Selimiye (et de l'énorme caserne que l'on aperçoit de partout, et qui semble maintenir un couvre-feu sur toute cette partie de la ville). De là, nous retraversâmes le Bosphore par le bac de Harem à Sirkeci, retrouvâmes une agitation plus familière, allâmes sous le pont de Galata - où la rencontre inopinée d'un couple d'amis interrompit toute possible intimité. Quel gâchis... Et surtout, comme j'aimerais remonter dans le temps, et suivre ces deux-là, le long des rues silencieuses, dans cette lumière qui embellissait même les vieux konaks croulants, afin de me murmurer que la voie était libre, de hurler à ma sourde oreille qu'il suffisait d'un mot, d'un geste, pour que ma vie prît un autre tour...
Certes, la situation n'était pas limpide, et notamment j'ignorais la nature des relations qui la liaient à ses colocataires. Devions-nous aboutir à quelquechose, ou n'était-ce effectivement qu'une visite charmante que nous faisions à deux à défaut d'être seuls? Je n'avais aucune confiance en moi, ni ne me trouvais suffisamment attirant, désirable à ses yeux, pour risquer quoi que ce fût. De plus, par rapport à ses amis ou à notre groupe, un échec m'aurait mis dans une situation délicate (alors que nul ne s'en souviendrait aujourd'hui! piètre couardise). Et c'est seulement maintenant, bien des années après, que je me rends compte qu'il n'y avait en réalité aucun risque, et que, possiblement, évidemment, elle aurait pu m'aimer!
Je revois aussi nos dernières minutes: quelques jours plus tard, après le cours nous étions allés chez elle, derrière la place Taksim. Le bruit, la chaleur de la ville nous poursuivaient jusque dans sa chambre (comme les choses étaient devenues évidentes, alors!). Sans doute étions nous en train de poursuivre une conversation anodine, quand mon téléphone sonna. L'ami français, que je n'attendais pas de sitôt et avec qui j'avais prévu une semaine de tourisme avant de quitter Istanbul, venait d'arriver de l'aéroport, et je dus me précipiter vers le terminal des bus Havaş.
Je ne me souviens même plus si nous nous sommes dit adieu dans une vague accolade. Je me souviens de ce soleil indécent sur la place, de cette atmosphère pesante, pleine de poussière et de vie, alors que - forcément! - je devais confusément comprendre ce que j'avais manqué! Peut-être même, si j'ose un instant ré-observer cette scène à distance, la Scutarienne m'a-t-elle suivi du regard, tandis que je m'éloignais pour toujours, d'une allure faussement joyeuse et indifférente, libéré.
Car il n'était plus question d'être triste: les vacances commençaient, et je pensais sûrement, dans un haussement d'épaule, dans l'insouciante confiance de la jeunesse, que d'autres opportunités se présenteraient.