dimanche 22 septembre 2013

Cimetière de Burgazada (2)

Si ma capacité d'émerveillement est intacte, ma capacité d'indignation s'est largement émoussée (elle n'a d’ailleurs jamais été chez moi que très épisodique).
Par exemple, parlons enfin de la Syrie: j'ai toujours été très réservé sur l'utilité d'une intervention militaire, et ce n'est pas sans soulagement que j'ai observé les derniers développements, le retour au statu quo et l'effondrement des velléités françaises. Devrais-je m'en sentir coupable? Suis-je devenu affreusement individualiste et indifférent? A lire la presse française*, sans doute...


*: presse française qui a systématiquement oublié le troisième larron dans cette affaire, la Turquie d'Erdoğan - et ce fait même devrait nous inciter à la prudence. Le régime a passé l'été à pousser à la guerre; ses seules autres activités d'envergure, au lieu de traiter des graves défis économiques qui se profilent, ont été l'étouffement définitif (?) du mouvement de "Gezi", et le soutien sans nuance à Morsi (unique catégorie de manifestations autorisées/encouragées à Istanbul quand j'y étais). Méfiance!

samedi 21 septembre 2013

Le gibier au fumet qui confine

Les bonnes consciences se lamentent que les adolescents ne découvrent la sexualité qu'à travers une pornographie devenue trop facilement accessible. Pourtant, je ne pense pas que quiconque puisse se laisser abuser par les positions et les performances (une première rencontre enseigne de toute façon ce qui est dans le champ du possible, de l'exigible, et les limites de l'exercice); le risque est plutôt de voir le sexe comme quelque chose de mécanique, sans odeur, sans goût - quelque chose dont il ne faut pas rire, non plus. Et l'irruption du goût et des odeurs paraîtra soudain un peu scabreux, un peu repoussant (comment pourtant les éviter? ils font l'essentiel de la sensation). Le désir sera devenu cérébral, visuel plus que sensuel. 
Deux ou trois situations récentes m'incitent à penser que je n'ai pas non plus dépassé ce stade... mais c'est un problème dont il semble qu'on puisse guérir: "J'ai aimé les mets au haut goût: le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain (...), la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petit êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j'ai toujours trouvé que celle que j'aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave. Quel goût dépravé!" (Casanova*).


PS: cela me rappelle qu'une amie, il y a quelques années, m'avait dit trouver que je sentais bon - compliment étrange qui était "tombé dans l'oreille d'un sourd", et dont je ne l'ai jamais remerciée, même s'il avait finalement quelque valeur (et c'était sans doute le plus extrême qu'elle pouvait faire*).

PS2: à ce propos, j'ai aperçu sur une étagère un livre intitulé "Le miasme et la jonquille", d'Alain Corbin*, qui semble décrire la façon dont l'odorat a été chassé de nos convenances, depuis le XVIIIe siècle. A rajouter à la longue liste des livres à lire.

jeudi 19 septembre 2013

C'était une amie formidable

"C'était une amie formidable. Mais je ne comprends pas: pourquoi s'est-elle isolée comme cela? On l'appelait et elle ne répondait pas. Nous ne l'avons plus revue de toute la dernière année [elle était devenue très malade]. C'est vraiment dommage. Ah, la vieillesse est un naufrage, un naufrage."
J'ai souri poliment à la vieille dame dont le visage m'était vaguement connu, remercié de sa présence, et passé mon chemin... Que pouvais-je faire ou dire de plus? - à part penser que les cruautés involontaires de nos amis, dites sur le ton de l'aimable confidence ou du conseil, valent bien les sournoiseries de nos pires ennemis.

samedi 7 septembre 2013

Faits, III - texte XXI

Ernst et Birgitta présentaient leur numéro de tigres du Bengale depuis quatre ans. Tandis que la jeune femme évoluait en pleine lumière dans un justaucorps à paillettes, son compagnon ouvrait l’œil, déplaçait les tabourets et tendait le cercle enflammé. Pour ne ravir d'aucune façon la vedette à sa partenaire, il n'apparaissait jamais dans le faisceau des projecteurs et entrait dans la cage en blouse grise, comme un simple garçon de piste.
Lorsqu'il tomba malade, le directeur d'un grand cirque parisien tenta de dissuader Birgitta de présenter seule leur numéro: à l'entraînement, les bêtes baissaient sans raison les oreilles, ce qui n'est pas bon signe, et elles manquaient singulièrement d'entrain au travail. Birgitta ne voulut rien entendre. Elle prétendait avoir une emprise totale sur les animaux. N'avait-elle pas élevé quatre des six tigres au biberon?
Le soir de la première représentation publique, les tigres étaient à peine en piste qu'un coup de patte jeta Birgitta à terre. En un instant, les cinq autres animaux furent sur elle. Lorsque le personnel du cirque parvint à dégager la jeune femme, il était trop tard.
- Mes pressentiments se sont révélés exacts, explique le directeur du cirque: ce sont les rappels à l'ordre d'Ernst, fermes dans le dos des animaux bien que proférés à voix basse, qui les tenaient en respect, nullement les injonctions de Birgitta, hurlées dans la lumière des projecteurs, encore moins la chambrière qu'elle faisait claquer autour d'eux, selon les vieilles recettes des numéro dits "en férocité". En dépit de son fouet, des paillettes étincelantes, de toute la grâce de Birgitta, et des applaudissements, la dompteuse, au centre de la piste, ne fut jamais qu'une figurante.

Un épisode de la vie quotidienne m'a fait immédiatement penser à cette page de Marcel Cohen que, comme quasiment tout le reste du livre, j'avais marquée d'un post-it et entourée trois fois au crayon. J'ignore pourquoi Marcel Cohen n'est pas plus célèbre*, plus récité en toute occasion: ses textes me semblent supérieurs à tout ce que j'ai pu lire ces dernières années, même quand je les compare à des productions plus anciennes. Il est très rassurant, pour les lettres françaises, que paraissent encore de telles merveilles.
Il faudra que j'en fasse davantage la promotion, au delà de ce blog, dans la vraie vie. Je vais commencer à offrir** les trois livres de Faits à ceux de mes amis que j'en jugerai dignes, puis à tous les autres: cela les changera des fictions inutiles et des pavés indigestes (mais parfois bien écrits) dans la lecture desquels ils gaspillent leur temps, quand ils les lisent. J'espère qu'ils m'en seront reconnaissants.

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*: d’ailleurs, quel intérêt à être édité si c'est pour tomber dans une telle indifférence?
**: toutefois, curieusement, la plupart des livres que l'on m'a offerts me sont tombés des mains (la liste est longue): peut-être que le plaisir de la découverte personnelle une fois retranchée, je ne peux prendre goût à un nouvel ouvrage? ou peut-être se trompent-ils grossièrement sur mes attentes?