vendredi 4 mars 2011

La jeune feuille aux yeux éteints

Ai découvert une merveilleuse boutique d'estampes à Londres, que j'aurais volontiers achetée dans son entièreté. Un magnifique paysage d'Hiroshige, la vue nocturne d'un paysage maritime, avec de petits bateaux qui se reposent dans l'eau calme, des montagnes qui surgissent dans une lumière bleutée. C'était un grand format, un triptyque, dans lequel l'œil pouvait se noyer, se perdre. L'estampe était bien évidemment trop chère (8.000£), mais j'en ai acheté une copie à 50£...
J'ai toutefois fait l'acquisition de trois estampes de bien moindre format, prix, et d'artistes moins célèbres. Deux paysages de style chinois, et surtout, une estampe très simple qui représente deux feuilles mortes dans le coin supérieur droit, le reste étant totalement vide exceptée la signature de l'artiste (Watanabe Shotei) dans le coin inférieur gauche. Cela représente pour moi le message essentiel de l'art japonais, la maitrise de l'espace, la sérénité du vide et du silence, alors que l'art européen aurait voulu au contraire remplir une toile, ou au moins centrer le motif. Même dans la plupart de nos photographies modernes nous refusons le décentrage, et nous nous attachons au cadrage parfait.
On pourrait aussi avoir une lecture "occidentale" de cette estampe, considérer que le motif central n'en est pas la feuille, mais l'espace qui lui reste à franchir depuis le haut jusqu'en bas, la vie en quelque sorte:

Lève vers les cieux son visage
Horreur! l'en deçà, les branchages
Sont à mesure plus lointains.

*

Je me suis renseigné ultérieurement sur les estampes de l'ukiyo-e, et je suis assez étonné de leur prix relativement accessibles, comparés aux prix de l'art contemporain (souvent réalisé avec plus de facilité) ou de la photographie (où pourtant les possibilités de retirages sont infinies). La raison en est sans doute qu'on ignore combien de versions de chaque estampe ont été imprimées, parfois des milliers, et, sauf pour les plus récentes, le collectionneur n'aura pas la certitude d'avoir une série limitée d'une œuvre. Enfin un art qui peut échapper à cette spéculation absurde: si une œuvre est belle, il n'y a aucune raison de ne pas l'acquérir pour ce qu'elle est. Je me demande si une autre raison de ces prix plutôt bas n'est pas le désintérêt des Japonais pour ces œuvres, qu'ils voient peut-être comme un folklore du passé (de même que les vieilles gravures de nos grands-mères): il est vrai que les estampes ont fasciné davantage les Européens, et que, durant une certaine période, l'estampe était avant tout un produit d'exportation.
J'hésite. Devrais-je moi aussi commencer une collection? Dois-je y consacrer une certaine somme d'argent, n'ai-je pas de meilleure façon de le dépenser?