
La publication de ces poèmes me paraît la suite logique de leur diffusion sur Internet – sur les sites auxquels je me suis souvent référé, et dont j'ai contribué à la création.
Pourtant, il hésite. A la relecture, me dit-il, les poèmes lui ont paru distants, éloignés de ce qu'il est aujourd'hui comme de ce qu'il était alors: ils ne correspondent pas à ses souvenirs de l'époque. Par exemple, il n'y est jamais question d'un "exil" loin de son île natale (la Martinique). Tout est environné de l'air gris et froid de la région parisienne, du sentiment de l'échec (alors que ces années ont connu leurs moments heureux et leurs réussites incontestables). Était-il trop influencé par les auteurs que nous lisions ensemble, Rimbaud, Cavafy, Pessoa, qui "emportent avec eux la conscience de leur défaite, comme un étendard couvert de gloire"?
Plus secrètement, sans doute craint-il les conséquences d'une publication auprès de ses connaissances proches, qui ignorent cet aspect de sa personnalité, de son passé – dont jamais il ne parle –, surtout maintenant qu'il entreprend avec succès des affaires immobilières panafricaines, dans ce pays humide et sans Etat qu'il compare à une douce Somalie. Certes, la peur d'avoir parlé, l'angoisse de perdre son masque, la certitude que seule la mort serait à même de libérer ses mots, hantaient déjà ses poèmes… mais est-ce encore pertinent? Qui se soucierait de vérités d'il y a dix ans? Il pourrait très bien les présenter comme les mots d'un autre – les miens, même!
Quant à la notoriété… On ne peut pas dire que ce soit ce qu'il recherche, car il se dit conscient des déchirements qu'elle pourrait provoquer dans sa vie confortable (pourtant, quelques déchirements ne seraient pas superflus, le sortiraient peut-être de son silence, de cette torpeur "tropicale" dans laquelle il s'est enfermé depuis que je l'ai vu pour la dernière fois). Quel crédit accorder à ces affirmations spéculatives? Car pourquoi publierait-il, si ce n'est pour que d'autres apprécient ce qu'il a fait, pour qu'il soit reconnu?
A cela comme à tout, il détient une réponse toute faite: laisser une trace de ce qu'il était, disperser le malentendu qui fait de lui cet être sympathique, peu profond, qu'on a connu en maintes occasions, cet être souriant sur les photos. Il publie pour que d'autres lisent ses poèmes, qu'ils y trouvent des mots utiles à leur survie - comme il l'écrivait dans son Testament (poème que curieusement il n'a pas retenu dans cette anthologie):
"Je ne suis pas mort sans écrire deux-trois poèmes
Sans clamer que la vie est éternelle
Je vivrai toujours si mes enfants jouent de par le monde
Et peuvent respirer l'air que j'ai un jour expiré
Aux jours divins de ma jeunesse!"
Oui! rien ne lui importe plus qu'une gloire posthume (pourvu qu'on ne le questionne pas de son vivant)! Et, d'une certaine façon, sans oser se le prononcer, il fait cela par fidélité au jeune homme d'autrefois, l'écrivain rêvé qu'il n'est plus.*
Voilà pourtant qu'en retravaillant à la publication, le goût de la poésie lui est revenu, me prétend-il. Certains poèmes ont été modifiés, réécrits; il a tranché douloureusement dans le corpus patiemment constitué autrefois, supprimant des poèmes qui lui tenaient à cœur, dont il se souvenait du contexte, mais qu'il a jugé trop faibles. Se séparer de textes anciens n'est pas chose aisée, pour lui qui (comme moi) a une approche patrimoniale de l'écrit, et considère que chaque mot nouveau sur une page blanche est une victoire sur l'existence.
Dans ce travail, il a retrouvé l'essence de la poésie, qui n'est pas seulement comme le prétendait le poète Eclo "l'étalement de sa propre merde pour la servir aux autres", mais aussi quelque chose de plus lié aux mots, l'expression dans sa forme condensée, contrainte (avec le risque perpétuel de s'éloigner du sens, ou de se transformer en jeu mièvre et abscons), là où la prose consisterait en la poursuite d'un effet, d'une idée, d'une métaphore, dans ses plus vastes articulations comme ses plus profonds recoins.
Et à moi aussi, d'en avoir parlé à Paul Toussaint, après tant d'années absentes, d'avoir relu 2N2J, le Voyage d'hiver, la Mer calme, Afsaneh, le Journal, le Pont des soupirs, m'a redonné le désir de reprendre l'écriture, de retourner à mon être d'autrefois, authentique et libéré. De revoir bondir les mots hors de leurs enveloppes cachetées, dans des poèmes lumineux, sous des ciels nouveaux, en accord avec les préoccupations du monde et non les tribulations d'une âme dans une fausse prison. Mettons-nous à l'ouvrage!