samedi 30 juin 2012

Pariser Luft

Ja, si, yes, evet, tous ces touristes qui déambulent (trop) lentement sur le pavé parisien semblent heureux, comblés, enthousiastes! Au milieu de leurs vies lointaines, la ville leur offre une parenthèse de beauté prévisible - et pourtant chaque fois frappante. Si j'avais pu dans mes années anciennes être un peu plus touriste, m'abandonner à la contemplation des lieux, des gens! Exister dans une "riche éternité furtive".
Mais non, je vivais centré sur mes doutes, inquiété par tel concours, tel stage, telle orientation, craignant le point de non-retour. Paris ne me semblait pas un lieu où la réussite fût possible, moins encore le bonheur. L'univers des possibles n'avait aucun attrait. Plus tard, ce n'est qu'en quittant Paris que j'ai commencé à profiter de la vie étudiante, à voir l'existence sous des couleurs moins ternes. Plus je m'en tiens éloigné, plus j'ai de plaisir à la revoir, certes! Mais plus je me rapproche de la ville, plus l'évocation des vies que j'aurais pu y mener me refroidit.
Car cet "exil" est un choix que (pour l'instant) je n'ai jamais regretté. Nous verrons dans trente, dans cinquante ans si le moment est venu d'y vivre, tout compte fait, comme on reprend à l'endroit du marque-page un livre longtemps délaissé. La ville pourra bien attendre!

mardi 19 juin 2012

Hiver de la culture (2)

Dans le même ouvrage, il y a d'intéressantes digressions sur l'incapacité de la peinture à faire rire ou à faire pleurer (là encore, je ne suis qu'à moitié d'accord, considérant que certains tableaux peuvent être bouleversants: la Conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas, par exemple).

Il oppose cela au fait que le théâtre, la littérature, ont de tout temps cherché aussi à faire rire, et y sont parvenus, citant par exemple Proust. Et je voulais justement il y a quelques mois écrire un post à ce sujet, car j'avais éprouvé une surprise immense à la lecture de Proust (pas encore achevée), en me rendant compte qu'il y avait un humour récurrent dans la Recherche du temps perdu, là où on s'attendrait à un pensum sur des aristocrates fin de race (que justement il moque férocement) ou un roman à clé pour "queer studies".

Par exemple: "Il peut du reste arriver que ce qui n'a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance; et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes mais profond et utile, d'une photographie par les rayons X. Ce n'est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a l'habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie, aura devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d'une erreur que le visiteur d'une exposition qui devant un portait de jeune femme lit dans le catalogue: Dromadaire couché."

Ou bien sûr la phrase que cite Jean Clair: "il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l'air noyé de bonheur de quelqu'un dont on vient de flatter profondément l'amour propre; et se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que: "Vous en avez un gros pétard!", dit au baron d'un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant: "Oui, va, grand gosse!""

La première citation me rappelle que je voulais aussi écrire un post sur la description des technologies dans Proust: il y a des pages entières sur le téléphone, sur la voiture, et un passage magnifique sur la première vision d'un avion dans le ciel de Normandie. 

Ce n'est pas un auteur nostalgique du passé, mais un auteur amoureux du présent, qui fait son deuil des années d'autrefois. Une cruelle quête de vérité, indifférente aux prestiges et aux modes. Ainsi, n'évoque-t-il les souvenirs de Saint Germain des Prés que pour mieux les détruire, les tourner en dérision, révéler qu'il n'y avait rien de valable à l'intérieur. De même, on décrit la ressemblance de la Comtesse Greffulhe avec la Duchesse de Guermantes comme un titre de gloire, alors que ce devrait plutôt être, pour elle et sa descendance, un motif de ridicule et de honte!

"A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer, et, plus que pour toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu de témoin gênant. (...) On ne disait que des riens, sans doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons,la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. (...) Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés? Pour des dîners tels que celui-ci? pareils si j'en avais été absent? J'en eus un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?"

Hiver de la culture

Sur Jean Clair: "l'hiver de la culture"* est en quelque sorte aussi l'hiver de sa vie. Pages après pages, la répétition de la même idée déjà développée ailleurs, l'épuisement de l'art, l'effondrement de la culture dans la civilisation marchande... qu'a-t-il fait, à l'époque, pour aller à l'encontre de cette tendance?

Qu'on ne dise pas, par exemple, que Picasso n'était pas aussi un businessman accompli, comme, avant lui, Rubens (entre autres talents): mais Picasso s'est permis des provocations faciles que Rubens n'aurait jamais osé (au pire, en manque d'argent, Rubens aurait fait réaliser un tableau inférieur par son atelier). Vu sous cet aspect mercantile, il n'y a pas une grande distance de Damien Hirst à Picasso. Par exemple, le paragraphe ci-dessous est drôle et juste, mais quelle différence objective y a-t-il entre le Veau de Damien Hirst et la Tête de taureau de Picasso (présentée dans l'exposition malhonnête que j'ai déjà évoquée).
"Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur et supposons du coup que ce soit là une œuvre d'art, qu'il faudra lancer. Quel processus justifiera son entrée sur le marché? Comment, à partir d'une valeur nulle , lui assigner un prix et le vendre à quelques millions d'euros l'exemplaire, et si possible en plusieurs exemplaires? Question de créance: qui fera crédit à cela, qui croira au point d'investir?"

Les mécanismes de l'art contemporain que Jean Clair dénonce ne sont pas éloignés, non plus, des vagues références que Picasso faisait à Velázquez, à Manet. Tout artiste appelle à lui des maîtres, pour s'en approprier une ombre de gloire, se légitimer, en obtenir le "bénéfice du doute". Lisons le paragraphe suivant:
"Hedge funds et titrisations ont offert un exemple parfait de ce que la manipulation financière pouvait accomplir à partir de rien. On noiera d'abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d'une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris - œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries..."

dimanche 3 juin 2012

Figure de proue

Réne Grousset (dans son excellente synthèse intitulée Figures de proue*) rappelait que l'épopée miraculeuse d'Alexandre le Grand est intervenue précisément au moment où la Grèce s'était épuisée - pour être finalement conquise par les Macédoniens. Étrange hasard de l'histoire.
Car Alexandre a certes, comme le notait l'auteur, fossoyé l'idéal démocratique grec dans la splendeur du despotisme asiatique; mais, s'il n'avait pas existé, nous ne connaîtrions pas plus les Grecs que nous ne connaissons les Carthaginois, les Ibères ou les Étrusques, peuples mystérieux, peut-être porteurs de philosophies méritoires...

Le voile est tiré

Comme ce voyage en Syrie* m'avait paru facile et banal - quoique magnifique. Et comme je m'en veux de ne pas avoir assez observé, autour de moi, ce monde promis à une catastrophe imminente! C'est aussi dans le temps que je voudrais voyager.
Car désormais ce monde-là s'est évanoui: "le voile est tiré, la porte est fermée, l'encre est sèche et la plume est brisée"*.

*: phrase magnifique de la fin de la prédication druze, retranscrite par Nerval de la façon suivante: "la sentence est prononcée, la plume brisée, et la porte fermée".