mardi 19 juin 2012

Hiver de la culture (2)

Dans le même ouvrage, il y a d'intéressantes digressions sur l'incapacité de la peinture à faire rire ou à faire pleurer (là encore, je ne suis qu'à moitié d'accord, considérant que certains tableaux peuvent être bouleversants: la Conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas, par exemple).

Il oppose cela au fait que le théâtre, la littérature, ont de tout temps cherché aussi à faire rire, et y sont parvenus, citant par exemple Proust. Et je voulais justement il y a quelques mois écrire un post à ce sujet, car j'avais éprouvé une surprise immense à la lecture de Proust (pas encore achevée), en me rendant compte qu'il y avait un humour récurrent dans la Recherche du temps perdu, là où on s'attendrait à un pensum sur des aristocrates fin de race (que justement il moque férocement) ou un roman à clé pour "queer studies".

Par exemple: "Il peut du reste arriver que ce qui n'a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance; et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes mais profond et utile, d'une photographie par les rayons X. Ce n'est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a l'habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie, aura devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d'une erreur que le visiteur d'une exposition qui devant un portait de jeune femme lit dans le catalogue: Dromadaire couché."

Ou bien sûr la phrase que cite Jean Clair: "il considéra la figure du baron, grasse et congestionnée sous les cheveux gris, de l'air noyé de bonheur de quelqu'un dont on vient de flatter profondément l'amour propre; et se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que: "Vous en avez un gros pétard!", dit au baron d'un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant: "Oui, va, grand gosse!""

La première citation me rappelle que je voulais aussi écrire un post sur la description des technologies dans Proust: il y a des pages entières sur le téléphone, sur la voiture, et un passage magnifique sur la première vision d'un avion dans le ciel de Normandie. 

Ce n'est pas un auteur nostalgique du passé, mais un auteur amoureux du présent, qui fait son deuil des années d'autrefois. Une cruelle quête de vérité, indifférente aux prestiges et aux modes. Ainsi, n'évoque-t-il les souvenirs de Saint Germain des Prés que pour mieux les détruire, les tourner en dérision, révéler qu'il n'y avait rien de valable à l'intérieur. De même, on décrit la ressemblance de la Comtesse Greffulhe avec la Duchesse de Guermantes comme un titre de gloire, alors que ce devrait plutôt être, pour elle et sa descendance, un motif de ridicule et de honte!

"A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer, et, plus que pour toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu de témoin gênant. (...) On ne disait que des riens, sans doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons,la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. (...) Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés? Pour des dîners tels que celui-ci? pareils si j'en avais été absent? J'en eus un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?"