mardi 16 avril 2013

L'ordonnancement rigoureux de la phrase, celui des bâtiments

A force de travailler et, pour ainsi dire, de vivre dans une langue étrangère, on mesure à quel point lire et écrire en français peut s'avérer reposant, à quel point le mauvais jeu de mot suivant (sans doute éculé) est exact: que la langue maternelle est une patrie.
Le retour soudain à la langue me fait l'impression d'une vieille maison confortable trop longtemps délaissée, dont la beauté frappante dans la lumière du retour nous indifférera pourtant vite, et dont bientôt nous ne verrons plus que les fuites, les fissures, les fantômes...
Comparaison n'est pas raison, et pourtant en voici une autre: à chaque passage à Paris, je suis stupéfié par la beauté de la ville - que j'oublie systématiquement une fois à distance, et que j'avais à peine regardée quand j'y vivais. C'est une sensation que l'on n'ose surtout pas avouer à ses amis parisiens - pour qui la normalité est effectivement d'habiter dans un décor inchangé depuis plus d'un siècle, et qui préfèrent se plaindre des prix de l'immobilier, des bouchons, de la surpopulation, de tout et de rien - au lieu de s'arrêter sur les joies de leur quotidien (je force un peu le trait, et c'est sans doute davantage un portrait fidèle de ma vie d'alors).

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En lisant des textes de Simon Liberati et de Simon Leys (notamment une hilarante description des fautes de style chez Balzac), je me demande si cette vision d'une langue "reposante" ne dénote pas une sorte de paresse de ma part, un signe de mon incapacité à m'aligner résolument sur le modèle des ancêtres autant qu'à envisager des constructions plus originales... Cette beauté formelle si grandiose me protège et en même temps m'étouffe, cette soif du mot exact en harmonie avec la clarté de la pensée (à l'inverse de la confusion balzacienne reprochée par les deux Simons). On aimerait perturber les choses, mais on ne le peut. L'ordonnancement rigoureux de la phrase, celui des bâtiments, condamnent la fantaisie aux détails de façade, aux parenthèses, et même une infime provocation semble ridicule et affectée, si elle ne s'intègre pas dans un tout jusque-là impeccable (pour autant qu'il le soit!).