jeudi 29 août 2013

Approche médicale de la vie

Défaut des ""filles de médecin"* qui ne voient qu'un corps mort quand nous pleurons une personne disparue. Si l'on part de ce point de vue, bien sûr, on peut conclure sans sourciller qu'il valait mieux qu'elle meure maintenant qu'à l'état de légume dix ans plus tard, ou dans d'effroyables souffrances. Mais on aurait pu aussi souhaiter que ce décès n'eût pas eu lieu si tôt, qu'elle soit encore parmi nous, qu'elle puisse observer la vie se poursuivre au-delà d'elle, nos improbables enfants grandir, peut-être. Et ne sommes nous pas également tristes pour nous mêmes, pour les souvenirs qu'il nous faut enterrer, pour les années soudain évanouies?
Au moins les filles de médecin savent-elles quoi dire face à la mort, même si ce n'est pas ce que j'ai envie d'entendre, même si "l'approche médicale de la vie" me paraît un sol sec et ingrat, mille fois inférieur aux mondes infinis et fertiles de l'émotion.


PS: c'est sans doute pour les médecins le seul moyen d'atténuer l'angoisse; on ne peut opérer que l’œil sec.

lundi 26 août 2013

Cimetière de Burgazada

En haut de la colline, j'ai vu la ville dans son immensité, immeubles massés au bord de l'eau, courant sur les hauteurs, vrombissement lointain des avions, des navires. Le chemin avait été caillouteux, solitaire. Des milliers de cigognes volaient en masse autour de l'île (un spectacle majestueux que je n'avais jamais contemplé dans une telle ampleur). J'ai franchi la porte du vieux cimetière abandonné; c'était un cimetière grec orthodoxe, dont les morts les plus récents avaient été déposés là il y a plus de quinze ans. Comme leur monde avait changé! Et dans la pensée de ces vies exposées aux plus grands chocs comme aux délices de la "ville des villes", sans cesse bruissante, sans cesse croissante, dans le déchiffrement de ces tombes étrangères, tandis que les cigognes poursuivaient leur route, que je descendais prudemment la colline, j'espère avoir logé, sans alors le savoir, le
souvenir de la merveilleuse femme qui est décédée la nuit dernière - de la personne chaleureuse et aimante qui a pris soin de moi dans la maladie, qui a veillé sur nos jeux d'enfants - à qui je n'ai pu apporter aucun réconfort aux heures graves.
Puisse sa mémoire évoluer encore dans la beauté du monde, vivre quelques années de plus chez ceux qui auront eu la chance de l'approcher. Que puis-je formuler de plus, moi qui aimerais tant pouvoir croire en l'immortalité de l'âme? Mais la mort me semble (hélas) dénuée de tout mystère: nous disparaissons, et nos noms s'effaceront; même les plus florissantes cités s'écrouleront. Les plus beaux paysages n'auront été qu'un songe grandiose, éphémère, dans le sommeil de l'éternité.
Pour autant, mon regard n'en a jamais été moins émerveillé ni moins reconnaissant. Étrangement plein de gratitude, en fin de compte.

vendredi 16 août 2013

Chapelle Agios Nikolaos (Petra, Lesbos)

Touchantes fresques dans une chapelle déserte, dont nous avions poussé la porte par hasard. Dans la pénombre, une assemblée de saints, de prêtres, observe les siècles s'écouler lentement. Au-dessus d'eux se déroulent les scènes cent fois répétées mais toujours vivantes, les traversées en bateau, les entrées dans des temples, le visage aimant de la vierge, la lutte de Saint-Georges et du dragon... J'ignore pourquoi cette dernière image m'a tant frappé (à tel point que j'en ai acheté l'icône bon marché dans une boutique voisine): peut-être tranchait-t-elle avec les autres fresques plus statiques? peut-être y ai-je perçu des origines douteuses, réminiscence de combats antiques ou de mythes lointains? et n'est-il pas après tout mon saint patron?
"De sa lance il transperce le dragon, symbole du mal, après avoir fait un signe de croix"* - la belle affaire! Terrasser le dragon et s'en débarrasser pour toujours est le travail d'un héros grec, pas d'un saint chrétien. Jamais nous ne tuerons le dragon. Nous pourrons lui asséner les coups les plus spectaculaires, faire jaillir le sang, parader sur notre cheval blanc avec sa dépouille, personne en ville n'aura l'audace de croire qu'il a disparu pour de bon. Qui se soucie d'ailleurs d'un triomphe définitif? Pourvu qu'il parvienne à survivre sans se laisser lui-même dévorer, à maintenir à distance suffisante le monstre, à exister malgré lui, Georges n'aura pas failli à sa mission ; c'est dans la lutte, et non dans la victoire, qu'il est devenu saint.