vendredi 29 août 2014

Sur le Rouge et le Noir (2)

Le livre a toutefois de la valeur comme "Chronique du XIX siècle": la pseudo-chronique de société n'est guère instructive -  les Illusions perdues lui sont en cela bien supérieures -, mais il y a d'autres aspects intéressants dévoilés sans doute involontairement par Stendhal.

Une première découverte est de constater à quel point, pour Julien Sorel, l’Église n'est rien d'autre qu'un instrument d'ascension sociale. Il n'y a absolument pas de place pour la foi, pour la moindre réflexion religieuse dans la récit. C'est préoccupant pour quelqu'un qui se destine à la prêtrise et au séminaire de Besançon. L’évêque ne plaît à Julien Sorel que pour son habit et ses belles manières. On est dans un monde sans Dieu, 1830.
Ce fait semble pour Stendhal et pour ses héros parfaitement naturel, ne provoque aucune réaction de conscience, même implicite (sauf chez le vieil abbé, et encore, il lui faut du temps pour comprendre). Cinquante ans plus tard, le récit aurait été différent: un jeune homme aurait eu quelques doutes d'assurer sa prospérité en intégrant le clergé; il s'y serait aventuré par conviction (et ne parlons pas d'aujourd'hui!).
Cela me rappelle une remarque frappante des Promenades dans Rome, qui contraste tellement avec le spectacle qu'offrent aujourd'hui les "messes monstres" du Vatican: "Saint-Pierre a cinq portes; l'une d'elles est murée et ne s'ouvre que tous les vingt-cinq ans, pour la cérémonie du jubilé, Le jubilé, qui une fois réunit à Rome quatre cent mille pèlerins de toutes les classes, n'a rassemblé que quatre cents mendiants en 1825. Il faut se presser de voir les cérémonies d'une religion qui va se modifier ou s'éteindre."

Un autre détail est le niveau de culture de Julien Sorel. Il se considère supérieur à ses contemporains, mais qu'a-t-il lu, au fait? Le Mémorial de Sainte-Hélène, qui finit à la rivière dès le début du roman, et sinon? Quasiment rien! Quand il arrive au séminaire, on se rend compte qu'il ne connaît que la bible et quelques pages d'auteurs latins... Rien des Lumières du siècle précédent, ni Chateaubriand, ni les brillants auteurs de 1830 (quelle extraordinaire époque, pourtant!). Cela paraît presque incroyable... Il est pauvre et n'a pas les moyens d'acheter des livres, cela se comprend (c'est encore le cas aujourd'hui), mais il devait bien y avoir quelques journaux, quelques livres égarés? Apparemment, non.
Le roman populaire n'avait pas encore pris son essor, ni la presse de feuilleton. La "bataille d'Hernani", dont l'écho retentit encore aujourd'hui sans que plus personne ne joue la pièce, n'a pas franchi les pages du roman. C'était pourtant cette année-là! La province franc-comtoise est plongée dans d'étranges ténèbres*... On peine à imaginer, sauf à lire Stendhal entre les lignes, les difficultés que devaient connaître les jeunes gens de province à acquérir quelque savoir un peu contemporain. Quarante ans plus tard, Rimbaud cite trente poètes dans sa "lettre du voyant". Puis nous avons eu l'édition à bas prix, les "bibliothèques pour tous", l'âge d'or d'une lecture offerte à tous, les tablettes qui donnent accès à tous les livres en tout moment.

*

Comparaison n'est pas raison, mais je me souviens des difficultés que nous avions pour accéder à la musique, à l'époque pas si lointaine d'avant Internet. Nous ne pouvions pas acheter tous les disques, il fallait emprunter, copier sur des cassettes bien numérotées, attendre que la radio diffuse les "hits" et déclencher l'enregistrement au bon moment (ce qui nous valait nombre de morceaux tronqués), écouter la même chanson jusqu'à ce que la piste s'abîme. Je connais aujourd'hui bien mieux la production des années quatre-vint et quatre-vingt-dix que je n'aurais pu la connaître alors... Nos enfants nous prendrons pour des hommes de Cro-magnon.


(*: Tout cela rend le roman assez douteux, mais j'ai déjà suffisamment critiqué. Rien ne marche! Comment Julien Sorel peut-il réussir à Paris avec les trois clous qu'il a dans la tête, plaire à la famille de La Mole. Quant à la "chronique de 1830", c'en est une à la façon dont Fabrice del Dongo a vu Waterloo: il traverse le champ de bataille sans rien voir, sans distinguer grand-chose, en courant dans tous les sens.)