mardi 29 juin 2021

Midi

La beauté écrasante, évidente, triomphante. La beauté qui nous fait courber la tête et baisser les yeux. La beauté qui s'affranchit des époques et des lieux. La beauté au-delà du souvenir, au-delà de tous les désirs. 

jeudi 24 juin 2021

N'efface pas la tâche sur la nappe

Heureuse découverte sur Twitter ce matin (note personelle: je dois acheter tout livre possible de ce poète - vite!)


Instructions à la servante (Yehuda Amichaï)
 
Ne débarrasse pas les verres et les assiettes
N’efface pas la tâche sur la nappe !
Il est bon que je le sache :
On a vécu avant moi dans ce monde.
 
J’achète des chaussures qui étaient aux pieds d’un autre homme.
Mon ami a ses pensées.
Ma bien-aimée est une femme mariée.
Ma nuit est usée par des rêves.
Des gouttes de pluie sont dessinées sur ma fenêtre…
Dans les marges de mon livre, des notes ont été écrites par d'autres.
Sur les plans de la maison dans laquelle je veux vivre,
L’architecte a dessiné des étrangers devant l’entrée.
Sur mon lit il y a un oreiller avec le creux
D’une tête absente.
 
Aussi, ne débarrasse pas
La table.
Il est bon que je le sache :
On a vécu avant moi dans ce monde.


samedi 19 juin 2021

Dino dans le métro

Je m'inquiétais dans le métro, tous les regards me paraissaient suspects, les dangers évidents... Mais l'expérience semblait pour Dino parfaitement normale, ni angoisse, ni émerveillement démesuré. Un parfait "urbain", qui ne se souciera pas de la cohue, ni ne se rassurera en écoutant le bruit des voitures.

Je me suis souvenu des rares fois, deux ou trois fois dans toute mon enfance peut-être, où nous avions pris le tramway avec mon père (on disait le "Mongy"). J'ignore d'ailleurs pour quelle obscure raison nous étions allés en ville sans la voiture. C'était une aventure marquante, surtout au moment où, en fin de parcours, le tramway s'engouffre dans le ventre de la ville.

Comme nos enfances peuvent différer! Par exemple, je pense n'avoir jamais pris le train de toute mon enfance. Mon seul souvenir est que ma sœur avait eu la chance de prendre le TGV pour aller en classe de neige. Je devais avoir sept ans. Ensuite, à V*, j'ai pris des trains de banlieue parfois pour aller au zoo de Vincennes, au Jardin des Plantes. Mais je n'ai pas dû monter dans un "vrai" train avant mes 18 ans. 

lundi 7 juin 2021

On a mis les mains sur tes hanches (2)

Dans la chanson citée précédemment, on retrouve un procédé poétique intéressante avec ces rimes approximatives "granges/hanches". Il y en a d'autres exemples chez Brassens.

Gainsbourg a mené le concept plus loin, dans "L'anamour" par exemple, où la rime atteint un niveau si raffiné qu'on ne sait plus quel mot rime avec lequel ("transit" avec "exit"? ou avec "transat"? "pâli" plus avec "pas là" qu'avec "Asie"):

    "Aucun Boeing sur mon transit
    Aucun bateau sur mon transat
    Je cherche en vain la porte exacte
    Je cherche en vain le mot exit"

    "Tu sais ces photos de l'Asie
    Que j'ai prises à 200 Asa
    Maintenant que tu n'es pas là
    Leurs couleurs vives ont pâli"

Par ce procédé, Gainsbourg a réussi à se débarasser de plusieurs siècle de règles codifiées, à remplcaer la rime par l'assonance (qui est la seule qui compte), une révolution que (je crois) la langue anglaise avait effectuée depuis longtemps*. Malheureusement, cette révolution est venue trop tard, à un moment où la poésie française commençait à s'éteindre. Le champ des possibles est resté inexploré, ouvert néanmoins pour les générations futures qui voudront s'y aventurer.

(*: cf. Yeats, précédemment cité:
    "And therefore I have sailed the sea, and come
    To the holy city of Byzantium")

dimanche 6 juin 2021

On a mis les mains sur tes hanches

Sur France Inter, l'écrivain et maintenant chanteur Gaël Faye mentionne un procédé poétique qu'il affectionne chez Georges Brassens : le remplacement d'un morceau de phrase attendu par un autre. Il cite l'exemple de la chanson "Le pornographe":
    "Je ne fais pourtant de tort à personne,
    En suivant mon chemin de petit bonhomme" 
Qui devient:
    "Je ne fais pourtant de tort à personne,
    En suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome

Il y en a un exemple plus parlant encore dans "Le père Noël et la petite fille" :
    "Il a mis du pain sur ta planche
    Il a mis les mains sur tes hanches" 
    "Il a mis du grain dans ta grange
    Il a mis les mains sur tes hanches" 
    "Il a mis l'hermine à ta manche
    Il a mis les mains sur tes hanches" 
    "Il a mis de l'or à ta branche
    Il a mis les mains sur tes hanches" 
Qui devient:
    "Le joli temps des coudées franches
    On a mis les mains sur tes hanches" 

Ce "on" définitif, comme un salissement indélébile, donne son tragique à la chanson par le simple changement du pronom. Curieusement, dans la reprise qu'elle en a faite, Barbara n'a pas repris la formule, évitant de dire "On a mis les mains sur mes hanches". Inadvertance? La chanson perd quasiment tout son intérêt, perd son universalité. Ou peut-être précisément Barbara n'a-t-elle pas osé, ni voulu, maudire la petite fille qui subit le viol de la société. Peut-être a-t-elle considéré ce message trop lourd, elle qui connaissait ce sujet, et a-t-elle préféré croire à la possibilité de l'oubli.