dimanche 11 décembre 2011

Rien ne passe (Lefèvre-Deumier)

En fouillant dans mon ordinateur, j'ai retrouvé ce poème oublié, qui m'avait considérablement frappé il y a une dizaine d'années... Poème de Jules Lefèvre-Deumier, apparemment un des premiers à s'être essayé au poème en prose (ce dont la postérité ne lui a pas rendu gloire).


Rien ne passe


Nous nous faisons, en général, une bien fausse idée du temps. Nous l’accusons de nous ôter nos illusions, d’étouffer nos espérances, d’effacer nos regrets aussi bien que nos joies, d’effeuiller dans nos parterres nos fleurs les plus choyées, d’éteindre dans nos cieux nos plus belles étoiles. Nous nous trompons. Le temps n’emporte rien. Nos illusions, c’est nous-mêmes qui dépouillons leurs ailes, pour écrire avec leurs plumes une élégie sur leur perte ; c’est nous qui tuons l’espoir en l’embrassant ; c’est nous qui soufflons sur nos joies, qui tendons nos larmes au soleil pour qu’il sèche nos joues ; c’est nous qui saccageons nos fleurs pour en semer d’autres qui ne viendront pas ; c’est nous qui fermons les yeux pour nier les étoiles. Quant à moi, je n’ai rien perdu. Sous la surface glacée de ma source, l’eau vive coule toujours ; l’herbe est verte sous le givre de mon automne. Que me dites-vous que mes beaux-jours sont passés ? Ils ne sont pas morts, puisque je m’en souviens.


(Les Vêpres de l’abbaye du Val)