mardi 28 février 2012

With pleasure!

The Economist décrit avec quelque mépris le scénario de The Artist, révélant au passage un extraordinaire quiproquo. D'un côté, les Français ont vu dans le film la déchéance d'un grand artiste fidèle à la technique où il excelle et qui lui a valu la notoriété (une métaphore peut-être de leur économie inadaptée?). Mais  de l'autre côté, le journal (et avec lui le public américain?), en se basant sur l'ultime "with pleasure" prononcé avec un fort accent français, pense que le héros refuse le cinéma parlant précisément à cause de cet accent ridicule, et non pour des raisons de choix artistiques. D'où l'absurdité du scénario dénoncée par le journal, qui mentionne que le héros aurait pu, au lieu de chercher à se suicider, retraverser l'Atlantique et aller tourner avec Marcel Carné ou Jean Renoir (!).
Si tel était le sens de la chute, effectivement le film serait extraordinaire (la capacité de bouleverser l'interprétation de toute l'histoire avec deux mots simples), et mériterait bien les récompenses récoltées - mais je ne pense pas cette chute voulue (c'est l'accent normal de Jean Dujardin).
Pourtant, si c'était vrai, il y aurait aussi une mise en abîme assez téméraire du succès du film reflétant celui de George Valentin, l'idée que ce film français ne pouvait triompher à Hollywood et dans le monde que s'il demeurait muet.

Les mots d'un autre

Ces lettres au papier jauni où nous nous échangions nos secrets, parfois sur le verso raturé de copies d'examen (quel âge pré-historique!), ont dû vieillir avec nous. Et si leur destinataire s'avisait de les ressusciter (dans l'hypothèse déjà hasardeuse qu'elle les a conservées, et que leur papier n'a pas été recyclé des dizaines de fois), il nous serait facile de les écarter de nous, en prétendant qu'elles ne représentent qu'un état passager, disparu de notre personne - les mots d'un autre - tandis que nos mots d'aujourd'hui s'écrivent sur des pages nouvelles. Nous aurions raison de penser ainsi.
Mais nos messages électroniques, conservés inchangés depuis leur rédaction, capturés dans l'éternité immatérielle de la toile, à la merci de la moindre recherche textuelle, me paraissent au contraire présents, ou nés d'hier, sans distance. Seules peut-être quelques expressions passées de mode trahissent l'ancienneté de ces messages. Ou bien le sujet de l'échange (nos choix musicaux, la découverte d'Amy Winehouse par exemple, ou l'organisation désormais impensable d'un voyage en Syrie, au Yemen).

mardi 21 février 2012

Entre deux fleuves

Au milieu d'un hiver rigoureux, quelques briques et du sable, abandonnés sur un trottoir par quelque entrepreneur sans doute incapable de poursuivre les travaux, m'ont rappelé ces paysages extraordinaires de briqueteries autour d'Antananarivo, marais désolés, où brûlent par l'intérieur de mystérieuses ziggourats. Dans cette petite Mésopotamie recréée me revenaient des réminiscences d'époques oubliées, des débuts de l'histoire où l'homme emprunta une de ces briques encore molles et y grava les preuves de sa richesse, le nombre de ses bœufs, de ses outils. Le lieu et le temps où il lui apparut que la possession pouvait être attestée par des signes dématérialisés, et que, dans le vaste nuage des traditions de la cité, une autre réalité pouvait s'imposer au-delà des quelques années précaires qu'il lui resterait à vivre.
D'ailleurs, nous nous méprenons sans doute en imaginant le Sumérien comme un vague successeur de ces hommes préhistoriques braves, mais lents à la détente - et qui (prétendons-nous) auraient eu besoin de plusieurs millénaires pour comprendre l'intérêt d'une pierre taillée plutôt que polie... Qui nous dit que la révolution de l'écriture n'est pas apparue aussi soudainement que nos fameuses "technologies de l'information et de la communication", et que tout Sumer ne s'est pas mis immédiatement à consigner ses biens sur des tablettes, dès l'instant où un premier homme mû par une intuition étincelante commença à le faire, de même que nous nous précipitons sur nos i-pods, nos smartphones, nos ordinateurs, pour y mettre à jour nos profils, nos blogs, nos tweets, nos comptes en ligne, pour y étaler le nombre de nos amis ou l'étendue de nos préoccupations quotidiennes - informations aussi cruciales et rébarbatives que les comptabilités d'Ur et de Lagash.

samedi 4 février 2012

Combats du stade

Les récents développements en Égypte (un match de football à Port-Saïd entre l'équipe locale et une équipe cairote, apparemment organisé pour se finir en bain de sang, et qui se transforme en crise politique grave au Caire*), me font enfin comprendre un aspect de l'histoire byzantine qui m'était jusqu'ici resté obscur: les courses de l'hippodrome de Constantinople (quel magnifique monument se devait être, trônant contre le grand palais et Sainte-Sophie!), les luttes entre factions vertes, bleues, rouges et blanches, qui définissaient les antagonismes de la ville, dont l'Empereur cherchait alternativement le soutien, et dont les haines pouvaient s'achever en terribles massacres, en révolutions. Je trouvais étrange que des jeux du stade se muent en processus politiques aussi puissants... Tout cela semble désormais si limpide! 
Ou suis-je dans l'erreur? Car j'ai envie de prolonger cette métaphore, d'une civilisation toujours mourante et toujours renaissante, instable et pourtant presque éternelle, à la fois pauvre et opulente, fière, prise entre le poids d'une armée nécessaire et la force de ses croyances religieuses.