dimanche 30 octobre 2011

Faits

Malgré la succession d'événements funestes - le suicide de Meyr, la perte d'anciennes fondations, l'éternel retour du même, sans parler des affres de "l'homme de trente ans" - la vie continue... Et dans cette campagne propice aux heureuses découvertes, je viens de dévorer en quelques heures le premier tome des Faits de Marcel Cohen.
Quelle merveille! On trouve dans ces anecdotes, systématiquement à la troisième personne, ce que sans doute j'ambitionnais de faire de ce blog au commencement, c'est-à-dire une description objective de l'homme, de la cité, et du monde - sur laquelle se sont ensuite greffées toutes sortes de considérations personnelles, d'impressions touristiques, de rêves. Certes, malgré la nature universelle de ses courts récits, Marcel Cohen n'en dévoile pas moins ses propres préoccupations, ses doutes. Mais il me semble parvenir à s'évader de sa personne ou des systèmes usuels, pour tracer un portrait rapide et ironique de l'humanité d'aujourd'hui (une humanité qui, malgré les années, ne se remet pas de la Shoah et de sa propre barbarie). Si seuls ces Faits pouvaient demeurer dans deux mille ans, comme l'archéologue du futur nous comprendrait sans effort!
Et au-delà de tous ces mérites déjà exceptionnels, j'y vois quelquechose de bien supérieur, une poétique beauté que je n'avais pas vue depuis longtemps, qui par bien des aspects me rappelle mon éblouissante rencontre avec Cavafy. Qu'on en juge:


VIII
Chaque fois qu'il en a le loisir, et où qu'il se trouve, un homme ne peut s'empêcher de visiter au hasard les appartements à louer. Ce n'est pas du tout parce qu'il s'estime mal logé et il n'a aucune raison de vouloir déménager. Ce qu'il cherche relève plutôt de l'hygiène mentale. En arpentant les pièces vides, il tente, en somme, de s'observer à la dérobée, et sous tous les déguisements compatibles avec le lieu, à la manière dont un comédien compose son personnage devant un miroir. Au-delà, c'est un peu comme si, à force d'éliminer tous les possibles, il espérait se convaincre qu'il avait toutes les bonnes raisons de parvenir où il se trouve déjà, et d'être aussi ce qu'il est devenu.
XXI
A peine triomphe-t-il pour la troisième saison consécutive qu'un jeune torero sent sa gloire se refermer comme un piège. Certes, on lui offre des cachets de plus en plus mirifiques, mais ils contribuent à créer une exigence et une attente toujours plus vives du public. Pourtant, et sauf à se jeter sur les cornes, comment ne pas voir qu'il est presque impossible de toréer en s'en approchant davantage? Et, de même, il est le plus mal placé pour expliquer que, si bien des matadors paraissent prendre plus de risques que lui, c'est une simple illusion d'optique: c'est seulement parce qu'ils sont plus besogneux que le danger paraît plus grand.
C'est bien pourquoi, alors même que ses amis se réjouissent sans réserve, le torero s'assombrit un peu plus à chaque succès: il sait, seul, que les qualités auxquelles il doit ses triomphes sont aussi celles qui préparent son déclin, peut-être même sa perte.
XLI
Un homme se demande quelle solitude élémentaire il cherche encore à préserver (et avec quelle étrange pudeur) quand il se croit tenu d'expliquer qu'il vient de passer une heure à s'acquitter de tâches ingrates, alors qu'en réalité il observait, allongé dans l'herbe, comme il le faisait enfant, l'offensive d'une légion de fourmis rouges contre les cohortes, sans cesse renouvelées, d'une armée de fourmis noires.
LXXVI
Alors que les êtres et les choses témoignaient sans relâche de sa présence au monde et qu'il lui semblait, jour après jour, apprécier un peu mieux son sillage parmi eux, un homme découvre que tout ne répète plus, désormais, que sa propre absence.
Quand, et comment, cette inversion s'est-elle opérée? Il serait bien incapable de le dire. Certes, si douloureux soit-il, et contre toute apparence, ce sentiment d'une perte est peut-être la preuve d'une regard plus aigu, auquel cas il n'avait à peu près rien vu jusque là, se dit-il. Et, à plus forte raison, comment aurait-il pu deviner ce qu'il expérimente maintenant tous les jours: que la beauté, alors même qu'on la touche, est déchirante comme un adieu et qu'un visage ami est parfois plus douloureux qu'une plaie ouverte.
Cependant, cet homme va, vient et se dépense sans compter.


PS: remerciements au blog de PA qui m'a fait découvrir cet auteur et m'a donné l'envie d'en acheter les livres.