lundi 29 juillet 2013

Sülemaniye camii

Les visions dont on voudrait ne jamais perdre le souvenir: l'imperturbable majesté de ces colonnes, de ces coupoles, les formes solides, parfaites. 
Et surtout, au détour d'une arcade, le visage de l'architecte (ne l'ai-je pas pourtant déjà oublié?), un livre à la main, sa démarche souple, bondissante. "La beauté, alors même qu'on la touche, est déchirante comme un adieu, et un visage ami est parfois plus douloureux qu'une plaie ouverte" (Marcel Cohen).

vendredi 26 juillet 2013

Züricher Goldküste

Dévoré, en quelques heures ensoleillées mais inquiètes, le Mars de Fritz Zorn. J'avais acheté le livre en 2006, sur les conseils d'un ancien professeur, mais je ne l'avais jamais ouvert; je l'avais sommeiller fidèlement sur une étagère. Peut-être est-ce mieux ainsi, peut-être que le livre ne m'aurait pas interpelé autant qu'aujourd'hui, maintenant que j'approche en âge de l'auteur, que m'environnent la maladie et le doute... Pourtant, je ne peux m'empêcher de regretter de ne pas l'avoir lu plus tôt, tant cette lecture est riche d'enseignements, et m'aurait épargné la peine de quelques découvertes.
Par exemple, son refus des distinctions classiques entre le corps et l'âme, entre le sexe et l'amour, et tous ces absurdes concepts comme l'esprit ou la conscience! Même si je ne viens pas de la rive dorée de Zürich (que par un hasard amusant je survole au moment même où j'écris ce message), les considérations sur sa jeunesse bourgeoise ne peuvent que m'être familières: absence de dialogue, de spontanéité, recherche de l'harmonie à tout prix (ça n'a pas vraiment marché*)... Combien de temps m'a-t-il fallu pour comprendre que ce genre de comportement n'avait aucune raison de se prétendre la norme? Ceci dit, je ne suis pas certain que tout cela devrait mener inévitablement à la dépression et au cancer. Blamer son milieu pour ses échecs m'a toujours paru une explication trop facile, mais qu'en sais-je?
Dernière similitude: il raconte n'avoir lu dans sa jeunesse que des auteurs anciens et consacrés, sur lesquels il pouvait exprimer des opinions toutes faites. De mon côté, j'ai toujours argué du manque de temps pour me concentrer sur les classiques ou pour me reposer sur les critiques les plus élogieuses, m'épargnant les risques, mais aussi les joies, de l'exploration artistique. C'est défendable, mais contestable également. Ne suis-je pas resté en toutes choses, hélas! un peu trop zurichois?

dimanche 21 juillet 2013

Peux-tu m'expliquer ce que je fais là?

On aimerait que le dialogue avec la mort soit plus serein, que la vieillesse soit pleinement assumée...
  "Aujourd'hui abordé au port
  D'une douce et civile mort,
  Comme en une terre seconde"*

Mais rien ne se passe ainsi. Nous résistons, tentons les efforts désespérés qui, comme de se débattre dans un sable mouvant, aggravent notre situation. "Je remarcherai bientôt, je reprendrai la voiture, je rentrerai chez moi"... autant de fausses espérances auxquelles on ne nous répondra plus que par une affirmation complice, de guerre lasse. 
L'horizon s'est rétréci. Même les désirs simples sont devenus inaccessibles. Le monde n'est plus qu'un étroit hôpital indifférent. Le temps irrémédiablement immobile et vide s'écoule pourtant à une vitesse effrayante, dans des rapides infranchissables - sous l'énigmatique et rigoureux contrôle de souriants riverains, sans les visages familiers d'autrefois, tous absents, de plus en plus absents.

"J'ai gaspillé ma jeunesse, profites-en, profites-en!" - mais que veux-tu que je fasse? Que veux-tu que je fasse que tu n'as pas fait? Comment devrais-je en profiter, dans l'amour, dans une activité professionnelle créative, dans le sexe, dans l'exploration du monde, dans les joies d'une existence tout compte fait généreuse? Et de quelle jeunesse me parles-tu, celle d'il y a soixante ans, improbable époque inquiète, ou celle d'hier encore, où tu étais libre, où la mort n'était qu'un sujet parmi d'autre, qu'un lointain amer dans la surface agitée d'une riche vie sociale. "Peux-tu m'expliquer ce que je fais là?" - ¡si seulement j'avais le commencement d'une réponse, le réconfort d'un seul mot juste!

samedi 20 juillet 2013

Un homme raisonnable

Toutes les semaines des faits nouveaux, et maintenant, cet étrange coup d'état en Égypte. Je lis que les autorités turques entament, presque seules contre toutes, une campagne diplomatique pour obtenir la dénonciation du coup et le rétablissement du président Morsi - et on les comprend! Car dans la chute du régime égyptien, dans le silence éloquent de l'Occident comme du monde arabe, comment ne pourraient-elles pas voir leur propre chute? Elles y trouveront peut-être une justification pour le musèlement de l'armée et de la presse, pour l'utilisation intransigeante de la force contre des manifestants somme toute inoffensifs, pour les mesures ridicules et vexations inutiles qu'elles entreprennent actuellement - mais c'est sans doute le propre des dictatures que d'accomplir résolument, en croyant ainsi assurer leur survie, les actes par lesquels elles se condamnent elles-mêmes. Quand donc naîtra, du monde musulman, un homme raisonnable, certes pieux s'il le faut mais ouvert, qui saura prendre les meilleurs aspects du monde contemporain, une vraie "conscience démocratique", aux pratiques honnêtes*, aux visions réalistes? Cela n'a pourtant rien d'une espérance démesurée.

 
*: cela dit, même en Europe nous en sommes loin sans doute - voir les décevantes et absurdes manigances de Mariano Rajoy récemment.

jeudi 18 juillet 2013

Mauvaise fréquentation (2)


En ce qui me concerne, je sais très bien que je ne me hasarderai jamais à poser une telle question.
D'une part, j'ai déjà dit ce que j'en pensais autrefois, même si j'aimerais croire que je ne me rends pas justice dans ces Brèves, que la réalité est plus riante et sereine que l'image sordide que j'en donne ici.
D'autre part, j'ai appris la prudence, et je me méfie des effets provoqués par une telle question. Cela me rappelle une récurrente interrogation paternelle, "suis-je un bon père?", que je n'avais jamais conçue avant qu’elle fût prononcée, et qui, par le seul fait de sa formulation, avait sapé ce que je croyais jusque là inébranlable, éternel.

Mauvaise fréquentation

Un homme aimerait demander à la femme qui a bien voulu de lui s'il la rend heureuse; il aimerait obtenir d'elle l’assurance, le brevet éternellement opposable, qu'il ne lui fait pas perdre ses plus belles années en sa compagnie. N'est-ce pas l'honneur de tout homme sensible que d'être saisi par ce doute? Qui oserait affirmer que la femme qui accepte de partager notre vie ne pourrait la partager de meilleure façon, avec un autre?
Pourtant, il n'en a jamais rien lu dans la littérature, ni vu dans les films, où ce sentiment de temps gaspillé n'est jamais évoqué que rétrospectivement, par celui qui croit s'être fait gruger, quand un des époux demande le divorce; jamais personne ne semble se remettre en cause ouvertement ni secrètement pendant la relation; et dans tous ces #@&$@ de mariages auxquels il a été convié, jamais la question n'a été effleurée: "acceptez-vous de prendre pour épouse" est finalement une question facile, "acceptez-vous de lui imposer votre personne" en serait une autrement plus délicate!
Nous sommes comme ces politiciens persuadés de leur utilité publique, et que jamais ne perturbe l'éventualité que leur pays, leur ville, leur région auraient pu se porter pareillement, voire mieux, en leur absence. ¡Comme la vie politique est pourtant plus aisée, avec le réconfort d'incessants sondages, avec la possibilité de remettre son bilan en jeu, à chaque échéance électorale - là où, dans la vie amoureuse, il nous faut nous contenter de trop maigres indices, un sourire évanescent, une caresse que nous n'avons pas quémandée!...

Il observe les détails de sa vie quotidienne.
Par exemple, la confiance absolue et aveugle qu'elle lui témoigne lui semblait jusqu'alors un élément positif - alors qu'il y aurait fort à redire sur cette absence de curiosité... L'amour n'est-il pas censé (lui murmure la sagesse des siècles) aller au plus profond de toute chose, jusque dans la jalousie, jusqu'à la connaissance aiguë de l'intime - source de douleurs et de bonheurs inégalés? Lui fait-il vivre tout cela? Elle ne connaît rien de lui: qui est l'étrange personnage qu'elle croit aimer? par qui se laisse-t-elle pénétrer?
Cette pensée soudain le rassure. Les échecs qu'il a connus dans cette relation comme dans d'autres lui paraissent plus tolérables, lui paraissent ceux d'un autre que lui, d'une moitié tronquée, fausse, d'une personne imaginaire sous des dehors réels. Ne provenaient-ils pas, finalement, d'un irrémédiable malentendu?

samedi 13 juillet 2013

Certaines boissons, imbuvables

En quelques phrases justes et définitives, Simon Leys* démystifie deux vaches sacrées de ma jeunesse, André Gide, pour lequel sa moquerie demeure affectueuse, et Khalil Gibran*, la gloire de Bcharré*, le "prophète" tant vénéré: "Celle de ses œuvres qui exerça la plus vaste influence, le livre qui le consacra comme le guru de la révolte contre l’ordre bourgeois, comme le maître à penser d’au moins trois générations successives de jeunes gens, c’est Les nourritures terrestres (1901). Martin du Gard se demandait si l’on ne pourrait pas lui appliquer ce que Sainte-Beuve disait de ces « livres utiles », mais qui « n’ont qu’un temps » parce que les « générations qui en profitent les usent ». Un autre problème avec ce genre d’ouvrages, c’est qu’ils inspirent habituellement quantité de médiocres imitations, et nous finissons par les lire à travers le prisme de leurs vulgaires caricatures. C’est ainsi qu’aujourd’hui, hélas !, Les nourritures terrestres ne nous rappellent rien tant que le kitsch de Khalil Gibran…" 
Il faut reconnaître que cette influence néfaste se retrouve parfois chez Paul Toussaint*. Mais faut-il pour autant toujours brûler ce que nous avons adoré? Ne devrions nous pas simplement constater que les lourdes formes qui autrefois nous paraissaient puissantes, généreuses, qui correspondaient à nos attentes désespérées, ne fonctionnent plus passé un certain âge, nous laissent indifférents, de même que certains sons deviennent inaudibles, certaines boissons, imbuvables.
Je note pourtant qu'à l'époque, de nombreux amis se demandaient déjà pourquoi je lisais ce genre de livres, Lahla Ben Tafi par exemple, dont j'ai toujours hautement considéré le jugement, au point de ne jamais évoquer auprès d'elle les poèmes de Paul Toussaint.

dimanche 7 juillet 2013

Une raisonnable jeunesse

Discussion avec des amis banquiers (d'autres que précédemment*).
Leurs considérations méprisantes vis-à-vis de la banque de marché, dont les constructions raffinées n'apporteraient rien aux entreprises. Comme pourtant ils s'y seraient précipités autrefois!
Leur étonnant discours sur le fait que les stagiaires et jeunes recrues actuels hésitent dans leur carrière, ne sont pas motivés à lui sacrifier leur jeunesse et leur énergie. Sans doute cette hésitation est-elle liée aux images frappantes d'employés modèles renvoyés du jour au lendemain, avec leur carton, leur dossier, leur mug, leur pauvre plante verte...Mais je suppose que les vagues de générations successives continuent à s’élancer irrésistiblement vers la banque, comme l'ont fait mes amis. D'ailleurs, nos aînés portaient sûrement déjà les mêmes jugements à l'époque, et trouvaient nos sacrifices incomparables aux leurs. Il faudrait que je me renseigne; j’ignore si le monde a changé, ou si nous avons tout simplement vieillis.



*: on peut se demander d'où vient que j'évoque souvent ces "amis banquiers": ils sont loin de constituer la majorité de mes fréquentations (bien au contraire!), mais j'écoute toujours leurs propos avec plus d'intérêt que ceux des autres, et j'ai plus souvent l'impression d'en tirer d'utiles leçons - sans doute parce je les considère au centre de la vie moderne, au cœur des décisions (ce en quoi j'exagère sans doute et dont eux-mêmes se récrieraient - non sans se sentir flattés, toutefois).