vendredi 27 mars 2015

Regresso

Je connais la nature transitoire et fragile des paradis - mais jamais je n'aurais imaginé qu'un tel lieu existe, en ce instant et dans mes yeux, avec une telle force sereine. Jamais je n'aurais pensé qu'un endroit me plairait autant. Au centre du monde, au milieu de nulle part. Un non-lieu attachant, pauvre, riche d'influences portugaises, africaines, l'étape des grands voyageurs où l'on serait tenté de rester, plutôt que partir à la conquête du monde, à la poursuite de rêves inabordables. Où ne débarquaient que les plus faibles, les poètes inaptes aux champs, les malades.
Oui, et peut-être secrètement, à l'émotion lointaine ressentie par quelque musique, à la nostalgie de la "riche éternité furtive" entraperçue autrefois à Soler, Majorque, au destin qui m'emporte au-delà des mers, ai-je toujours désiré vivre ici.

dimanche 22 mars 2015

Les vaisseaux spatiaux des théories relativistes

Aurélien Bellanger fait partie, comme son maître Houellebecq, de ces rares écrivains qui n'ont pas renoncé à dire le réel de la France, qui dépassent l'anecdote et l'égo - pour raconter quelque chose du monde contemporain. Dans l'Aménagement du territoire*, on retrouve la recette fructueuse de la Théorie de l'information*, une saga industrielle et ses implications économiques et sociales - malheureusement encombrée d'une conspiration à la da Vinci code qui n'apporte rien. Par conséquent, Alors que j'avais lu d'une traite les 400 premières pages, les dernières ont mis dix jours à être fastidieusement lues. Cette affaire de "restauration de la Marche de Bretagne", qui s'en soucie? les Bretons?

C'est dommage, car cette veine me semble prometteuse (il s'agit bien de la seule fiction que je supporte encore...) Et Aurélien Bellanger sait faire des phrases magiques, avec cette tournure technologique et scientifique rare dans notre littérature*, signe d'un esprit curieux et singulier, peu français... "Le château et son parc, figés dans un flou latéral, semblaient devoir rester prisonniers du passé, condamnés à s'étirer comme les vaisseaux spatiaux des théories relativistes pris dans un puits gravitationnel sans fond et certains de ne jamais rejoindre leur point d'arrivée."



*PS: Lautréamont s'y était expérimenté: "Je me connais à lire l'âge dans les lignes physiognomoniques du front: il a seize ans et quatre mois! Il est beau comme la rétractabilité des serres des oiseaux rapaces; ou encore, comme l'incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie!"

samedi 21 mars 2015

Je suis noire, mais je suis belle

Belles pages de Dany Laferrière sur le Cantique des Cantiques. Il déplore l'une des premières phrases "je suis noire, mais je suis belle" - pour mieux souligner la force de cette femme qui ne craint pas le regard des autres et ose affirmer sa "négritude", qui ne craint pas les brimades des gardes ("ils m'ont frappée, ils m'ont blessée, ils m'ont enlevé mon manteau") pour aller chercher celui qu'elle aime ("je l'ai saisi et ne le lâcherai point"), et l'emmener coucher avec elle "là même où ta mère te conçut" (!).
J'ai lu et relu le texte, progressivement gagné par sa puissance traversante ("Viens, mon bien aimé, allons aux champs! Nous passerons la nuit dans les villages, dès le matin nous irons aux vignobles, nous verrons si la vigne bourgeonne, si les pampres fleurissent, si les grenadiers sont en fleur. Alors je te ferai le don de mes amours. Les mandragores exhalent leur parfum, à nos portes sont tous les meilleurs fruits. Les nouveaux comme les anciens, je les ai réservés pour toi, mon bien-aimé.").

J'y retrouve tout ce que j'ai pu aimer autrefois et ce que j'ai pu en garder inconsciemment, les répétitions de mots ("attrapez-nous les renards, les petits renards ravageurs de vignes, car nos vignes sont en fleur"), l'alternance du chœur, de la bien-aimée et du bien-aimé*, jusqu'à des copies directes dont je ne me rendais plus compte ("J'ai ôté ma tunique, comment la remettrais-je?"*).

Et surtout, comment ce texte a-t-il pu traverser les époques sont être condamné, ce texte plein de désirs si ouvertement exprimés, de plaisirs si pleinement satisfaits ("Comme le pommier parmi les arbres d'un verger, ainsi mon bien-aimé parmi les jeunes hommes. A son ombre désirée je me suis assise, et son fruit est doux à mon palais. il m'a menée au cellier, et la bannière qu'il dresse sur moi, c'est l'amour. Soutenez-moi avec des gâteaux de raison; ranimez-moi avec des pommes, car je suis malade d'amour. Son bras gauche est sous ma tête et sa droite m'étreint."). Tout le texte paraîtrait encore choquant dans l'Orient contemporain, surtout que la bien-aimée connaît les règles et ne souhaite que les enfreindre ("Ah! que n'es-tu un frère, allaité au sein de ma mère! Te rencontrant dehors je pourrais t'embrasser, sans que les gens me méprisent je te conduirais, je t’introduirais dans la maison de ma mère tu m'enseignerais"). Je sais que le texte est censé représenter "l'union de Dieu et de son peuple", mais quelle foutaise! Comment intimement devait le lire le clerc du Moyen-âge, le maître du Temple de Jérusalem, comment Jésus a-t-il dû l'entendre? Là est le vrai testament, la vraie ligne de conduite, la racine de la "religion d'amour"... Plus intriguant encore, qui a bien pu rédiger de tels mots libres, profondément ressentis, aussi bien du désir masculin que féminin, dans une profusion d'images telle que les millénaires ne les ont pas épuisés, comme échappés d'un rêve éternel?

Enfin, je repense à ce magnifique moment de mon existence (il faudra en faire la liste), quand le père du Dominiquin*, au lieu du passage gnangnan que tout le monde lit habituellement ("l'amour est fort comme la Mort, la passion inflexible comme le Shéol"), avait récité de sa voix éraillée les lignes suivantes, magnifiées par la beauté sans égale de la langue italienne:

"Una voce! Il mio diletto!
Eccolo, viene
saltando per i monti,
balzando per le colline.
 
Somiglia il mio diletto a un capriolo
o ad un cerbiatto.
Eccolo, egli sta
dietro il nostro muro;
guarda dalla finestra,
spia attraverso le inferriate.
 
Ora parla il mio diletto e mi dice:
"Alzati, amica mia,
mia bella, e vieni!
 
Perché, ecco, l'inverno è passato,
è cessata la pioggia, se n'è andata;
 
i fiori sono apparsi nei campi,
il tempo del canto è tornato
e la voce della tortora ancora si fa sentire
nella nostra campagna.
 
Il fico ha messo fuori i primi frutti
e le viti fiorite spandono fragranza.
Alzati, amica mia,
mia bella, e vieni!
 
O mia colomba, che stai nelle fenditure della roccia,
nei nascondigli dei dirupi,
mostrami il tuo viso,
fammi sentire la tua voce,
perché la tua voce è soave,
il tuo viso è leggiadro".
 
Prendeteci le volpi,
le volpi piccoline
che guastano le vigne,
perché le nostre vigne sono in fiore.
 
Il mio diletto è per me e io per lui.
Egli pascola il gregge fra i figli.
 
Prima che spiri la brezza del giorno
e si allunghino le ombre,
ritorna, o mio diletto,
somigliante alla gazzella
o al cerbiatto,
sopra i monti degli aromi."

vendredi 20 mars 2015

Sur le vote grec (2)

Cet article de Libération non seulement nous inquiète sur l'impréparation de l'équipe dirigeante grecque et sur l'impasse dans laquelle se trouve ce pays, mais nous apporte beaucoup d'enseignements sur l'Europe.
Première erreur des dirigeants grecs: avoir cru que "l'Europe" était technocratique et non politique, qu'il suffisait de jouer les États contre Bruxelles. Il est vrai qu'en Grèce les États, via la troïka, ont avancé masqués. Combien de fois aura-t-on entendu le mantra qu'il "faut une Europe politique"? Alors qu'on y est déjà, depuis toujours. C'est justement pour des raisons politiques que le Portugal, l'Espagne, ne feront aucun cadeau à la Grèce, sans parler des pays de l'Est qui se voient dans la situation paradoxale de devoir aider un pays plus riche qu'eux!
Deuxième erreur, qui procède du même principe: croire pouvoir se reposer sur la Commission. La Commission a certes un intérêt à la solidarité européenne et la préservation de la zone euro - mais ces matières sont trop sérieuses pour que les États lui accordent un vrai pouvoir, et c'est l'Eurogroupe qui décide. 
On pourrait déplorer cet état de fait, mais cela me semble après tout un fonctionnement démocratique normal, dans une quasi-fédération, de voir s'arbitrer les choix démocratiques d'entités différentes.

*

Pour revenir aux choses sérieuses, aurait-on pu sauver la Grèce en agissant différemment, plus tôt? Il aurait peut-être fallu que les Grecs aient voté Tsipras il y a dix ans, se réformant en temps de prospérité - mais à l'époque on ne se rendait absolument pas compte de ce qui menaçait: il y avait pourtant déjà des manifestations à Athènes contre le chômage, les "indignés" allaient bientôt apparaître - et leurs justes revendications, se trompant de cible, s'éparpillant vers de vieilles lunes, allaient rapidement tomber dans un oubli folklorique, tandis que se maintenaient les causes du problème (et un médiocre personnel politique attaché à ses rentes).
Au vu de cette situation, il aurait fallu s'ingérer plus franchement encore dans les affaires grecques, mettre en place une tutelle plus sévère pour assurer les rentrées fiscales  et être, en parallèle, plus généreux afin de préserver le niveau de vie des habitants et les sources d'une croissance future... Proposition scandaleuse, irréalisable, que personne n'aurait jamais voulu assumer, tant les relations intra-européennes ne peuvent être basées que sur une forme de confiance et de compréhension commune, sur des semi-mesures prudentes, timorées, bancales, quand il faudrait des changements radicaux (peu compatibles avec la culture du compromis bruxellois...).
La messe semble dite - et les Grecs qui se sont rués au guichet hier l'ont bien mesuré. Les erreurs de communication et de posture de Tsipras et Varoufakis font le reste. A leur décharge, leur mission était quasi-impossible, vu les espérances engendrées et l'état du pays... Il ne leur reste plus qu'à gérer la faillite, la guerre civile peut-être* (espérons que non), et des drames humanitaires autrement plus graves que ceux prêtés à "l'austérité".

jeudi 19 mars 2015

Et pour toi point d'abri

Attentat en Tunisie, élections en Israël qui ruine tout espoir de changement en Orient comme pour les juifs d'Europe, destructions des monuments assyriens et de l'héritage islamique, crise au Nigeria, triomphe annoncé du Front national aux départementales... Il faut un certain courage pour ouvrir le journal le matin. Et la tentation devient chaque jour plus forte de se réfugier dans la bulle de "l'hypernomade", indifférent à la destinée des hommes, ou mieux encore dans une "néo-ruralité" sédentaire et tranquille, loin du fracas, dans la belle maison des Della Rovere à C***, où nous aurions notre potager, quelques poules, un chien pour accompagner nos marches dans la campagne, et des enfants qui "courent dans un coin"*.
Mais soudain surgissent les images* de l'islamiste Djamel Beghal assigné à résidence dans un village du Cantal, recevant Kouachi, Coulibaly & co au milieu des moutons, des collines, de ce monde préservé, bien ordonné...

vendredi 13 mars 2015

Avortements

J'ai au moins une force: celle de me décourager d'un projet avant même de l'avoir entrepris. 
C'est ainsi que je mets fin à mes ambitions et mes désirs.

*

Par exemple, j'avais écrit vouloir "un document public pour mon entourage"*. Mais je me rends compte de ce qu'il y a d'absurde dans ce projet: on n'écrit pas sans s'engager complètement, et c'est ce que je voulais faire dans ces brèves, c'est pourquoi le GRMF conclut que "mes mots te ruineront, te briseront". Dit autrement: "le public de ce film, c'était le monde entier sauf ma mère"*. Les jolis mots pour amuser la galerie, les impostures, les discours de circonstances, sont voués à de plus profondes poubelles que celles dans lesquelles sont piteusement tombées toutes mes réalisations, jusqu'ici. Et me voilà revenu "à la case départ", persuadé de ma valeur et forcé pourtant de reconnaître les faits - obstiné à ne rien renoncer, perdant progressivement tout!

lundi 2 mars 2015

A rebours

Finalement, le nouveau Houellebecq... "Ça se laisse lire" aurait dit ma grand-mère - c’était dans sa bouche un compliment. J'ignore si Houellebecq atteindra la postérité avec ses romans, si dans trente ans on les percevra comme des chefs d’œuvre valables plutôt que comme de maigres témoins de leur époque. 

Et quelle époque! L'historien reconnaîtra-t-il la France contemporaine dans cette description d'une nation apathique, se laissant mener là où l'islam militant l'entraîne, par crainte du Front national? Tous les chapitres de "politique fiction", qui ont fait tant de bruit, ne tiennent pas la route un instant (à part le juste traitement réservé à François Bayrou!).
Par exemple, l'hypothèse que toutes les femmes accepteront sans mot dire de quitter leur emploi pour retourner vivre dans leurs foyers, élever leurs enfants et faire la cuisine à leurs maris, semble absurde. Je suis étonné que les femmes ne se soient pas plus révoltées contre le livre (mais à Houellebecq, on autorise beaucoup). Critiques ironiques et méritées: "Vêtues pendant la journée d'impénétrables burqas noires, les riches Saoudiennes se transformaient le soir en oiseaux de paradis, se paraient de guêpières, de soutiens-gorge ajourés, de strings ornés de dentelles multicolores et de pierreries: exactement l'inverse des Occidentales, classe et sexy pendant la journée parce que leur statut social était en jeu, qui s'affaissaient le soir en rentrant chez elles, abdiquant avec épuisement toute tentative de séduction, revêtant des tenus décontractées et informes." L'arrivée du président islamiste deviendrait une délivrance pour les femmes - qui peut croire à cela en France? Ceci dit, j'ai toujours pensé que les femmes penchaient plutôt pour le conservatisme social - et si je me fie encore une fois à l'exemple turc, tout ce que raconte Houellebecq s'avère exact: les femmes soutiennent autant l'AKP que les hommes, et se retirent volontiers (ou au moins, sans esclandre) du marché du travail où leur mère aurait rêver d'entrer.

L'impression qui demeure est que toutes les allusions à l'islamisme, à la politique française, sont des sortes de chiffons rouges attrayants, vers lesquels chacun s'est furieusement précipité, mais que ce n'est pas l'objet véritable du roman. Une clé, peut-être, ces références constantes à Huysmans? La conversion finale, le discours décadent, le questionnement perpétuel du narrateur sur l'écrivain dont il est le spécialiste universitaire, semble indiquer quelque chose. Peut-être cette remarque: "En tant que
lecteur de Huysmans, vous avez certainement été agacé comme moi par son pessimisme invétéré, ses imprécations répétées contre les médiocrités de son temps. Alors qu'il vivait à une époque où les nations européennes à leur apogée, à la tête d'immenses empires coloniaux, dominaient le monde!... A une époque extraordinairement brillante à la fois du point de vue technologique - les chemins de fer, l'éclairage électrique, le téléphone, le phonographe, les constructions d'Eiffel - et du point de vue artistique - là il y a vraiment trop de noms pour les citer, que ce soit en littérature, en peinture, en musique..."
Sommes-nous tous devenus des Huysmans incapables d'apprécier notre époque à sa juste valeur? Ou, au contraire, puisque Huysmans n'a pas jugé nécessaire d'être optimiste au milieu d'une civilisation si brillante, l'attitude raisonnable n'est-elle pas de nous assumer comme décadents et de nous convertir discrètement à une religion qui nous fournirait encore quelque espérance, une béquille pour traverser le temps?