samedi 21 mars 2015

Je suis noire, mais je suis belle

Belles pages de Dany Laferrière sur le Cantique des Cantiques. Il déplore l'une des premières phrases "je suis noire, mais je suis belle" - pour mieux souligner la force de cette femme qui ne craint pas le regard des autres et ose affirmer sa "négritude", qui ne craint pas les brimades des gardes ("ils m'ont frappée, ils m'ont blessée, ils m'ont enlevé mon manteau") pour aller chercher celui qu'elle aime ("je l'ai saisi et ne le lâcherai point"), et l'emmener coucher avec elle "là même où ta mère te conçut" (!).
J'ai lu et relu le texte, progressivement gagné par sa puissance traversante ("Viens, mon bien aimé, allons aux champs! Nous passerons la nuit dans les villages, dès le matin nous irons aux vignobles, nous verrons si la vigne bourgeonne, si les pampres fleurissent, si les grenadiers sont en fleur. Alors je te ferai le don de mes amours. Les mandragores exhalent leur parfum, à nos portes sont tous les meilleurs fruits. Les nouveaux comme les anciens, je les ai réservés pour toi, mon bien-aimé.").

J'y retrouve tout ce que j'ai pu aimer autrefois et ce que j'ai pu en garder inconsciemment, les répétitions de mots ("attrapez-nous les renards, les petits renards ravageurs de vignes, car nos vignes sont en fleur"), l'alternance du chœur, de la bien-aimée et du bien-aimé*, jusqu'à des copies directes dont je ne me rendais plus compte ("J'ai ôté ma tunique, comment la remettrais-je?"*).

Et surtout, comment ce texte a-t-il pu traverser les époques sont être condamné, ce texte plein de désirs si ouvertement exprimés, de plaisirs si pleinement satisfaits ("Comme le pommier parmi les arbres d'un verger, ainsi mon bien-aimé parmi les jeunes hommes. A son ombre désirée je me suis assise, et son fruit est doux à mon palais. il m'a menée au cellier, et la bannière qu'il dresse sur moi, c'est l'amour. Soutenez-moi avec des gâteaux de raison; ranimez-moi avec des pommes, car je suis malade d'amour. Son bras gauche est sous ma tête et sa droite m'étreint."). Tout le texte paraîtrait encore choquant dans l'Orient contemporain, surtout que la bien-aimée connaît les règles et ne souhaite que les enfreindre ("Ah! que n'es-tu un frère, allaité au sein de ma mère! Te rencontrant dehors je pourrais t'embrasser, sans que les gens me méprisent je te conduirais, je t’introduirais dans la maison de ma mère tu m'enseignerais"). Je sais que le texte est censé représenter "l'union de Dieu et de son peuple", mais quelle foutaise! Comment intimement devait le lire le clerc du Moyen-âge, le maître du Temple de Jérusalem, comment Jésus a-t-il dû l'entendre? Là est le vrai testament, la vraie ligne de conduite, la racine de la "religion d'amour"... Plus intriguant encore, qui a bien pu rédiger de tels mots libres, profondément ressentis, aussi bien du désir masculin que féminin, dans une profusion d'images telle que les millénaires ne les ont pas épuisés, comme échappés d'un rêve éternel?

Enfin, je repense à ce magnifique moment de mon existence (il faudra en faire la liste), quand le père du Dominiquin*, au lieu du passage gnangnan que tout le monde lit habituellement ("l'amour est fort comme la Mort, la passion inflexible comme le Shéol"), avait récité de sa voix éraillée les lignes suivantes, magnifiées par la beauté sans égale de la langue italienne:

"Una voce! Il mio diletto!
Eccolo, viene
saltando per i monti,
balzando per le colline.
 
Somiglia il mio diletto a un capriolo
o ad un cerbiatto.
Eccolo, egli sta
dietro il nostro muro;
guarda dalla finestra,
spia attraverso le inferriate.
 
Ora parla il mio diletto e mi dice:
"Alzati, amica mia,
mia bella, e vieni!
 
Perché, ecco, l'inverno è passato,
è cessata la pioggia, se n'è andata;
 
i fiori sono apparsi nei campi,
il tempo del canto è tornato
e la voce della tortora ancora si fa sentire
nella nostra campagna.
 
Il fico ha messo fuori i primi frutti
e le viti fiorite spandono fragranza.
Alzati, amica mia,
mia bella, e vieni!
 
O mia colomba, che stai nelle fenditure della roccia,
nei nascondigli dei dirupi,
mostrami il tuo viso,
fammi sentire la tua voce,
perché la tua voce è soave,
il tuo viso è leggiadro".
 
Prendeteci le volpi,
le volpi piccoline
che guastano le vigne,
perché le nostre vigne sono in fiore.
 
Il mio diletto è per me e io per lui.
Egli pascola il gregge fra i figli.
 
Prima che spiri la brezza del giorno
e si allunghino le ombre,
ritorna, o mio diletto,
somigliante alla gazzella
o al cerbiatto,
sopra i monti degli aromi."