Finalement, le nouveau Houellebecq... "Ça se laisse lire" aurait dit ma grand-mère - c’était dans sa bouche un compliment. J'ignore si Houellebecq atteindra la postérité avec ses romans, si dans trente ans on les percevra comme des chefs d’œuvre valables plutôt que comme de maigres témoins de leur époque.
Et quelle époque! L'historien reconnaîtra-t-il la France contemporaine dans cette description d'une nation apathique, se laissant mener là où l'islam militant l'entraîne, par crainte du Front national? Tous les chapitres de "politique fiction", qui ont fait tant de bruit, ne tiennent pas la route un instant (à part le juste traitement réservé à François Bayrou!).
Par exemple, l'hypothèse que toutes les femmes accepteront sans mot dire de quitter leur emploi pour retourner vivre dans leurs foyers, élever leurs enfants et faire la cuisine à leurs maris, semble absurde. Je suis étonné que les femmes ne se soient pas plus révoltées contre le livre (mais à Houellebecq, on autorise beaucoup). Critiques ironiques et méritées: "Vêtues pendant la journée d'impénétrables burqas noires, les riches Saoudiennes se transformaient le soir en oiseaux de paradis, se paraient de guêpières, de soutiens-gorge ajourés, de strings ornés de dentelles multicolores et de pierreries: exactement l'inverse des Occidentales, classe et sexy pendant la journée parce que leur statut social était en jeu, qui s'affaissaient le soir en rentrant chez elles, abdiquant avec épuisement toute tentative de séduction, revêtant des tenus décontractées et informes." L'arrivée du président islamiste deviendrait une délivrance pour les femmes - qui peut croire à cela en France? Ceci dit, j'ai toujours pensé que les femmes penchaient plutôt pour le conservatisme social - et si je me fie encore une fois à l'exemple turc, tout ce que raconte Houellebecq s'avère exact: les femmes soutiennent autant l'AKP que les hommes, et se retirent volontiers (ou au moins, sans esclandre) du marché du travail où leur mère aurait rêver d'entrer.
L'impression qui demeure est que toutes les allusions à l'islamisme, à la politique française, sont des sortes de chiffons rouges attrayants, vers lesquels chacun s'est furieusement précipité, mais que ce n'est pas l'objet véritable du roman. Une clé, peut-être, ces références constantes à Huysmans? La conversion finale, le discours décadent, le questionnement perpétuel du narrateur sur l'écrivain dont il est le spécialiste universitaire, semble indiquer quelque chose. Peut-être cette remarque: "En tant que
lecteur de Huysmans, vous avez certainement été agacé comme moi par son pessimisme invétéré, ses imprécations répétées contre les médiocrités de son temps. Alors qu'il vivait à une époque où les nations européennes à leur apogée, à la tête d'immenses empires coloniaux, dominaient le monde!... A une époque extraordinairement brillante à la fois du point de vue technologique - les chemins de fer, l'éclairage électrique, le téléphone, le phonographe, les constructions d'Eiffel - et du point de vue artistique - là il y a vraiment trop de noms pour les citer, que ce soit en littérature, en peinture, en musique..."
Sommes-nous tous devenus des Huysmans incapables d'apprécier notre époque à sa juste valeur? Ou, au contraire, puisque Huysmans n'a pas jugé nécessaire d'être optimiste au milieu d'une civilisation si brillante, l'attitude raisonnable n'est-elle pas de nous assumer comme décadents et de nous convertir discrètement à une religion qui nous fournirait encore quelque espérance, une béquille pour traverser le temps?