En tournant les pages d'un ancien album photo, succession de fêtes, de voyages, j'ai été pris d'une émotion triste, comme le lent surgissement d'une évidence à travers la surface tourmentée du passé. Nous y semblons si heureux! Certes, nous n'avons gardé que les photos souriantes (à l'époque, il n'était pas question de gaspiller les pellicules et le papier dans les petits accidents de la vie) et, comme ces vieux cadrans solaires,
"horas non numero nisi serenas"*... Combien je regrette maintenant de n'avoir que ces photos exceptionnelles, sans celles du quotidien! Mais il m'en reste quelques souvenirs.
Et je crois que la vie était effectivement sereine, amusante, pour les enfants comme les parents. Puis quelquechose est arrivé, qui a rongé cet état de l'intérieur. Sur les photos, toujours la même succession de fêtes, de voyages, mais je sais bien, pour y avoir participé consciemment, que le cœur n'y était plus. Pendant longtemps, je crus que c'était de ma faute, à cause d'une fugue qui a coïncidé avec le début de cette période de turbulences.
En y songeant de nouveau, par delà les années, j'entrevois des hypothèses plus probables: désaccord sur les lieux de vie, adolescence imprévue (!), gêne financière, crise économique (déjà!) qui ternissait les perspectives ambitieuses, et peut-être sur tout cela l'écroulement de l'amour. Enfants embarqués dans cette piteuse équipée, nous avons vécu ces événements comme des passagers enfermés dans leurs couchettes, souffrant de mal de mer, n'attendant pas uniquement le rétablissement d'une brise tranquille, mais la fin du voyage, le retour immédiat sur terre. Il aurait été plus sain et raisonnable de divorcer, étions-nous convaincus, et j'en ai depuis tenu rigueur à mes parents, mais qu'en savais-je alors? Qu'en sais-je aujourd'hui? Après tout, l'essentiel est d'être demeuré en vie, de la transmettre; le reste est un peu accessoire.