vendredi 31 août 2012

Vanitas

La Chartreuse de Champmol que, sans doute par assonance, j'avais imaginée au milieu d'une douce campagne sillonnée de paisibles ruisseaux, surmontée de vignes sages. Là devaient reposer, guettées par les statues de Claus Slutter dont j'avais admiré les photographies, les dépouilles des Grands Ducs d'Occident et de leurs épouses, drapées dans une éternité légendaire.
Difficile d'accès, bordée de voies ferrées, d'autoroutes, dans un sinistre hôpital au milieu d'un quartier déshérité, j'ai fini par trouver les quelques restes de la grandiose chartreuse détruite - et même le puits de Moïse ne m'a plus paru qu'une grotesque construction de carnaval.
Alors, bien sûr, Jérusalem et Rome nous ont maintes fois rappelé que nous "sommes poussière et retournerons à la poussière", ou que "sic transit gloria mundi" - mais s'il n'y avait que cela! Car il faudra encore supporter bien d'autres tourments. Il faudra que les derniers lieux sur lesquels nous avons posé nos regards émerveillés, où nous avons envisagé la possibilité d'une félicité éternelle, soient recouverts de voies rapides, de supermarchés, de "marsoports" peut-être, d'où s'enfuiront hâtivement, sans aucune nostalgie, de nouvelles civilisations indifférentes.

lundi 27 août 2012

De toutes les villes ultérieures

Cette impression vertigineuse (au sens propre) de se retrouver dans une ville habitée pendant presque un mois, il y a quinze ans, et de n'en rien reconnaître, sauf un ou deux éléments liés à quelques photos. Peut-être étais-je alors moins attentif aux choses; peut-être flottais-je encore dans l'indifférence polie de l'enfance? De toutes les villes ultérieures, mêmes celles rapidement traversées, de toutes les autres découvertes depuis l'adolescence, j'ai gardé un souvenir infiniment plus précis - ou n'est-ce qu'une impression? Mauvais compagnon de voyage, j'exigeai de quitter au plus vite cet endroit, dont j'avais pourtant promis monts et merveilles.
Quand soudainement j'ai retrouvé, derrière une façade plus chic, le centre commercial où j'avais pour la première fois acheté un vêtement choisi moi-même, avec mon argent de poche. C'était un pull à capuche Marks & Spencer - suffisamment banal pour avoir traversé les années avec moi, plus fidèlement que la mémoire!

vendredi 24 août 2012

Souvenir d'un autre ciel gris

Et tandis que je chevauchais dans la campagne irlandaise (!), sous un ciel gris aux riches nuances, le souvenir d'un autre ciel gris m'est soudain revenu.
Les cours à l'université n'avaient pas encore repris, et nous nous trouvions tous chez mes parents à M* (chose rare). J'étais allé au cinéma avec ma sœur. Peut-être le temps était-il plus lumineux que je l'imagine? Tout me semble lent et triste.
Nous sommes sortis du cinéma, avons pris le tramway, et ce n'est qu'en arrivant à la maison, voyant le visage grave de mon père, que nous avons deviné que le monde avait basculé - cette impression que chacun a sans doute ressentie en découvrant, sur sa télévision, les images insoutenables du 11 septembre 2001.
Pourtant, je me souviens aussi que ce mois fut chargé: la vie a continué comme avant. Peut-être avec le recul d'une décennie pourrions-nous même conclure que cet événement n'a pas changé grand chose, n'a pas eu l'impact que nous avions pressenti, autre qu'une spectaculaire opération et ses victimes directes. Les guerres d'Afghanistan, d'Irak, n'ont servi à rien. Quant au monde musulman, tout porte à croire que cet événement, loin de précipiter les choses, n'a fait que les retarder de dix ans - y compris pour l'Islam politique que le 11 septembre a discrédité et qui aura dû attendre les révolutions de l'an dernier pour s'imposer.

lundi 20 août 2012

Le soleil noir

Oui, nous écoutions ces insurpassables chansons*** de Barbara (que Paul Toussaint avait célébrée à une époque ancienne), ensablés dans notre mélancolie, inconsolés. Pour le dire en termes d'alors, nous "jouissions de notre différence"; et cette mélancolie était devenue un blason que nous arborions en toute occasion.
Pendant longtemps, nous avons cru que cela nous donnait une supériorité sur les autres: parce que nous avions lu quelques livres de plus*, étions sensibles à tel poème* ou à telle musique*, nous valions mieux que ces êtres contents, sportifs, qui savaient où ils allaient, qui "bâtissaient quelque chose de fort"*. (Curieusement, à leurs yeux, ce recul semblait leur inspirer un respect distant - et je me suis souvent étonné de ne presque jamais avoir été un souffre douleur). Jusqu'à ce que nous comprenions, bien des années après, qu'il n'y avait aucune gloire à tirer de notre détresse - qu'elle n'était que la marque honteuse de notre inadaptation à la vie.
Nous croyions connaître le monde, et méprisions ces faux rivaux avec l'assurance que "la vie allait les corriger". Mais l'inverse s'est produit; elle les a comblés de bienfaits: bonne situations, beaux/belles partenaires, joyeux enfants sages. Tandis que nous luttons toujours, par vent debout, louvoyant contre les évidences, dans l'unique espoir de leur ressembler.

samedi 18 août 2012

La créature elle-même sera libérée

Que la chrétienté médiévale se soit intéressée au salut des animaux et à leur âme, voilà une information extraordinaire. "La créature elle-même sera libérée de la servitude de la corruption, pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu" (Saint Paul, Ro 8-21).

Stratagèmes

Ces affaires de Trajan et de Graubünden me font penser que j'aurais pu me satisfaire de telles relations dans le temps futur. Ce qui m'y a fait renoncer, l'angoisse du "vécu", est sans doute quelque peu caduc. Pourtant je continue à œuvrer pour mes vieux jours, à vouloir finir entouré d'enfants joyeux et insouciants.
Quelquechose me dit que tout cela une mauvaise stratégie, qu'il ne faut penser qu'à soi et à son bien-être présent. La vie est sans doute plus ironique et tortueuse que nos petits calculs; quant à ma propre mort, ce n'est pas forcément un sujet qui m'inquiète.

jeudi 16 août 2012

La ceinture brisée.

Je n'avais pas mesuré son déclin. Il aura fallu cet accident final pour se rendre compte que la ceinture pourtant chère payée était d'une qualité déplorable, qu'elle n'était pas de plein cuir, mais consistait en une ceinture en plastique (?) recouverte d'une fine enveloppe de cuir. Sous le cuir, l'usure de la ceinture intérieure ne pouvait être soupçonnée. L'enveloppe a tenu avec acharnement, et j'ai arboré cette ceinture pendant quelques semaines encore, inconscient de sa fragilité. Puis en peu de temps tout s'est brisé.

2012 prjts

"La manière dont l'information est révélée au spectateur est aujourd'hui figée. Il faut que nous nous renouvelions." (Steven Soderbergh). C'est ce qu'il faut faire, changer la manière de raconter quelquechose au lecteur, de lui faire percevoir les choses - avec aussi de nouveaux projets.

mercredi 15 août 2012

Ellesmere

Vu sur un panneau: "Ellesmere Port". Évocation poétique du mot, la consonance proche d'une "helles Meer" allemande, ou la réminiscence de la lointaine Terre d'Ellesmere, fabuleuse forme crayonnée sur notre mappemonde intérieure, gigantesquement étirée sur les représentations de Mercator, annonciatrice de richesses et de néant.

vendredi 10 août 2012

En lisant l'Histoire de ma vie

En lisant l'Histoire de ma vie, de Casanova, je me demandais si tout cela était inventé, tant cette succession de conquêtes semble fabuleuse... Pourtant, il a bien dû se rendre dans les endroits qu'il décrit, et j'imagine que sa vie non-intime est suffisamment bien documentée pour être exacte, de ses débuts dans l'Empire vénitien à ses pérégrinations en Italie et en Europe, sans parler des fréquentes descriptions de ses maladies vénériennes - au moins peuvent-elle servir de preuves!
Mais comment faisait-il? Il avance un commencement d'explication au détour d'une anecdote où, alors qu'il entreprend trois sœurs genevoises, il chante Gaudeant bene nati ("Qu'ils se réjouissent ceux qui naissent bien pourvus"). Sa culture et sa ruse devaient faire le reste.
Surtout, je me demande s'il existe encore à notre époque des individus semblables, d'authentiques aventuriers qui, au-delà de leurs catalogues de conquêtes (car je suis sûr que d'autres font mieux aujourd'hui), vivent volontairement au jour le jour de petits et grands expédients, dans un univers chatoyant et cultivé... Au lieu de cela, nous nous soucions sans cesse de l'avenir, de la fin de nos contrats, nous comptons mesquinement nos points de retraite, espionnés par l’administration et les réseaux sociaux, rognant sur le présent pour ne pas obérer l'avenir. La certitude de la longévité nous a rendu peureux. 
Certes, Casanova est exactement le contre-exemple, lui qui aurait mieux fait de se préoccuper de ses vieux jours - mais peu lui importait à l'époque; jamais sans doute n'a-t-il pensé qu'il allait vivre aussi loin dans le siècle. La vie était brève - plus dense aussi, peut-être.

mardi 7 août 2012

Prépare-toi à payer le prix

Après avoir vu un documentaire - assez ennuyeux - sur le maître... et en repensant au film Match Point - dont j'avais parlé à une époque reculée* sans épuiser le sujet.

Il faut reconnaître qu'alors, le film nous avait "fait l'effet d'une grande claque". Et plus le temps passe, moins cet effet s'émousse. 
Par exemple, cette scène presque finale où les fantômes des femmes qu'il a tuées reviennent le hanter dans la nuit, pour lui demander des comptes et lui annoncer que le châtiment se rapproche - ce en quoi elles se trompent, ou seulement à moitié (car la perte totale du sens pourrait être considérée comme une sanction plus cruelle qu'une vulgaire prison) -, cette conversation que je retranscris ci-dessous est ce que j'ai eu presque systématiquement en tête quand j'ai écrit les posts (ici, ou ) où je donnais moi-même les questions et les réponses, la voix de la victime innocente, mais parfois dans l'erreur, face à celle du coupable qui se justifie vainement à l'aide de phrases fanfaronnes, de principes généraux, avec le secours de l'art ou de vieilles philosophies dépassées. Une scène que j'ai rejouée tant de fois en moi-même, pour le jour du jugement, inévitable et peut-être proche, où il faudra affronter la réalité en face...

Chris: It wasn’t easy. 
But when the time came, I could pull the trigger. 
You never know who your neighbors are till there’s a crisis. 
You can learn to push the guilt under the rug and go on. You have to. 
Otherwise it overwhelms you. 

Mrs. Eastby:  And what about me? What about the next-door neighbor? 
I had no involvement in this awful affair. 
Is there no problem about me having to die as an innocent bystander? 

Chris:  The innocent are sometimes slain to make way for a grander scheme. You were collateral damage. 

Mrs. Eastby: So was your child. 

Chris: Sophocles said: "To never have been born, may be the greatest boon of all"

Nola: Prepare to pay the price, Chris. 
Your actions are clumsy, full of holes, almost like someone begging to be found out. 

Chris: It would be fitting if I were apprehended and punished. 
At least there would be some small sign of justice. 
Some small... measure of hope for the possibility of meaning.

vendredi 3 août 2012

Une riche éternité furtive

Dans cette atmosphère euphorique de nouvelles responsabilités professionnelles, d'éclatantes victoires sportives, de découvertes coraniques imprévues, hier soir, écoutant une musique de mes jeunes années (pourtant assez pleurnicharde*), après m'être enfin résolu à éteindre la lumière, je me souviens avoir ressenti pendant cinq minutes furtives que je n'avais jamais été aussi heureux, apaisé! Puis je me suis très vite endormi. J'imagine que la musique a enveloppé encore un moment la chambre solitaire, puis s'est arrêtée, à la fin de l'album... 
Qui sait quels rêves grandioses elle a dû favoriser!

jeudi 2 août 2012

Tous auront une récompense (2)

Et, beaucoup plus loin, cette image surprenante: "l'homme n'a-t-il pas été une goutte de sperme projetée?" (75-37)

Tous auront une récompense auprès de Dieu

Je sais que j'avance sur un terrain un peu miné, mais qu'on me permette quelques réactions préliminaires sur une lecture superficielle du début du Coran (il aura fallu vraiment attendre trop d'années avant que je m'y intéresse!). Et surtout, faire part de mon étonnement d'y découvrir un dieu bienveillant, proche et attentionné: "le clément, le compatissant, le miséricordieux"; "Allah est Celui qui pardonne et qui accorde Sa miséricorde" (2-173). Un dieu qui sait tout, "vaste et omniscient" (2-115), qui observe: "Allah connaît parfaitement les biens que vous faites" (2-197) - à l'écoute, enveloppant: "Je suis proche. Je réponds au vœu de celui qui M'aura invoqué" (2-186). Mieux encore: "Allah a ceci de plus que vous, c'est de connaître le contenu de votre cœur" (3-119).
Et surtout, un dieu finalement assez peu formel ("Il n'y a pas de contrainte en religion, car la vérité s'est distinguée de l'erreur" (2-256)), alors que la religion musulmane vue de loin paraît souvent affaire de forme et de rite, de rigidités fumeuses (mais c'est sans doute plus un problème de qualité des interlocuteurs, prompts à leur propre caricature). Par exemple, l'interdiction du vin semble être le résultat d'une pesée raisonnable, non d'un dogme absurde: "le vin et les jeux de hasard (...) comportent une grande souillure, mais aussi des bienfaits pour les hommes. Cependant, leurs méfaits sont supérieurs à leurs bienfaits" (2-219). De même pour les interdits fameux dont il a été question en France ces derniers temps, comme la viande de porc* ("il n'est fait aucun reproche à celui qui est contraint d'en consommer, en étant par ailleurs sincère, car Dieu est Celui qui pardonne et qui est miséricordieux" (2-173)) ou le jeûne* ("Allah veut vous soulager de vos peines et ne veut pas chercher à en rajouter" (2-185)). D'ailleurs, il se moque bien des hypocrites: "lorsqu'ils voient les vrais croyants, ils disent nous croyons" (....) Allah se moquera d'eux et les laissera végéter dans leur erreur" (2-14/15). Il ne suffit pas de se conformer à "l’aumône légale" (quoiqu'il semble y avoir quelques contradictions sur ce point entre l'une et l'autre sourate): "Vous n'atteindrez la vraie piété que lorsque vous aurez fait aumône de ce que vous chérissez le plus" (3-92).
Enfin, un dieu qui comprend l'admiration que l'on peut éprouver face à la beauté du monde, de la pluie, du commerce (!), sans que cela ne doive devenir motif de polythéisme: "Certes, dans la création des cieux et de la terre, dans l'opposition de la nuit et du jour, dans le vaisseau voguant sur la mer pour le profit des gens, dans l'eau qu'Allah a fait descendre du ciel et par laquelle Il a fait revivre la terre après sa mort, dans les bêtes de toute sorte qu'Il a fait pulluler, dans les variations des vents et des nuages soumis entre ciel et terre, n'y a-t-il pas des signes pour un peuple qui raisonne?" (2-164)

Tout cela est assez extraordinaire et inattendu (mais qu'attendais-je?). Il faudra toutefois lire la suite, car je comprends aussi qu'on ne peut se limiter à quelques phrases isolées (en principe, il ne faudrait pas le faire), et que ces lumineuses paroles sont parfois "abrogées" ailleurs. Tout est aussi question d'interprétation personnelle et de pratique, sans doute.