lundi 28 octobre 2013

Des yeux trop familiers

Panique soudaine à l'idée que l'imprimante temporairement bloquée recrache les brèves en mon absence, les laissant à la merci d'yeux trop familiers... J'ai déjà dit ce que je pensais du risque que l'on découvre ces brèves - et ce ne serait sans doute pas une catastrophe insurmontable.
C'est sans doute ce qui distingue le vrai artiste de l'écrivaillon du dimanche: un vrai artiste n'hésiterait pas à s'exposer, à exposer ses sentiments, son essence, quel qu'en soit le prix à payer. Et cette impudicité pourra lui coûter très cher! Quant à moi, comme d'habitude, je veux "le beurre et l'argent du beurre", et je n'aurai que la peine de la baratte, une production vite rancie, et les coups de la crémière!

dimanche 27 octobre 2013

Chasseurs de livres


Nous devions offrir à mon frère La confrérie des chasseurs de livres de Raphaël Jerusalmy*, à l'initiative de Della Rovere qui avait entendu à la radio que ce livre était "bien écrit" (cette expression m'a toujours inavouablement angoissé: que veut-on dire? y a-t-il une distinction si tranchante entre "bien écrit" et le reste? dirait-on aujourd'hui d'un tableau, sans prêter au ridicule, qu'il est "bien peint"?), ce qui a suscité ma curiosité et m'a incité à le feuilleter rapidement.
Et je crois qu'il doit être effectivement reconnu à l'auteur une remarquable puissance d'évocation immédiate, en quelques phrases courtes et bien choisies. C'est très efficace.
Par exemple: "La face rougeaude du gardien surgit dans la lucarne. Ses yeux se plissent pour scruter l'obscurité. Le tintement de ses clefs résonne à travers le soupirail. François retient son souffle. La porte s'ouvre brutalement sur la lumière aveuglante d'un flambeau. François se recroqueville aussitôt contre la paroi suintante mais le geôlier demeure planté sur le seuil, le dos voûté, son fouet pendant mollement à la ceinture. Deux laquais en livrée pénètrent dans le cachot et y déposent une petite table aux pieds torsadés. Pendant que l'un d'eux se met à balayer la paille et les excréments d'un air dégoûté, l'autre apporte deux chaises capitonnées et une grande nappe brodée. Ses gestes sont précieux. Il dispose ensuite deux bougeoirs de cuivre, une carafe de cristal et une cruche en grès au centre d'un savant arrangement de couverts en argent, de corbeilles à biscuits et à fruits, d'assiettes et plats en faïence. Aucun des deux valets ne daigne adresser un regard au détenu qui suit leur manège avec effarement. Leur travail achevé, ils se retirent sans piper mot. Le silence de la nuit enveloppe la prison. Même les rats, terrés dans les fissures de la muraille, se tiennent cois."
[Regrettons au passage le choix de la narration au temps présent; mais c'est certainement un déchirement pour tous les auteurs contemporains francophones de devoir abandonner la narration au passé, si riche en nuances, notamment grâce au passé simple désormais exclu de nos pratiques quotidiennes, pour sembler plus moderne en s'imposant la lumière crue du présent.]

*
Toutefois, je me demande si le roman historique n'est pas un genre mort, malgré la surproduction actuelle (n'avais-je pas moi aussi envisagé de m'aventurer dans ces eaux trop fréquentées?): Le Grand Cœur, par exemple m'était tombé des mains malgré l'enthousiasme que j'avais ressenti en survolant les premières pages. Les dialogues péniblement vieillis où, pour faire médiéval, surabondent les "point" au lieu de "pas" et les formules archaïsantes, les sentiments supposés aux hommes d'autrefois (qu'en sait-on?), remplis de clichés glanés dans les contes ou sur Internet, ne peuvent pas être satisfaisants, même pour des imaginations fertiles. Dans la même catégorie, les éprouvantes singeries pseudo-poétiques du Turquetto, de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (quel merveilleux titre, pourtant!)… L'attraction du passé* est irrésistible et, comme tout désir trop puissant, inévitablement frustrante.
Ne devrait-on conclure qu'il vaudrait mieux, à la limite, inventer des univers radicalement différents que se prévaloir d'une vérité historique "bidon"? Ou que demeure supérieur à tout cela le roman qui parle d'une époque réellement sentie et vécue par l'auteur, que nous pouvons sans erreur attribuer à son temps proche, qui se passe de reconstitution vite ringarde, les grands ouvrages de Proust, de Balzac, de Jules Verne même, plus récemment les tentatives de Houellebecq, de Tom Wolfe, entre autres? Qu'il suffise de comparer le souffle, pour nous encore vif, du Comte de Monte Cristo à la niaiserie navrante des Trois mousquetaires!

samedi 12 octobre 2013

Conquête de la Sicile

Lu, tandis je prenais un café dans une rue dont j'ignorais jusqu'alors l'existence (moi qui croyais avoir suffisamment arpenté la ville depuis si longtemps!), lors d'un instant volé à un retour en famille plutôt pesant, cette phrase de Chateaubriand citée par Jean d'Ormesson*: "La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie couronnée de fleurs comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile et les délicieuses campagnes d'Enna."
Je ne sais pas pourquoi cette phrase m'a marqué; il ne me semble pas que ma jeunesse ait jamais été ambitieuse, ni couronnée de fleurs, sauf dans des rêves dont je n'ai jamais esquissé le moindre début d'exécution*: c'était une époque assez ingrate et peu joyeuse, y compris par rapport à aujourd'hui. Mais la phrase m'a rappelé ces fameuses "délicieuses campagnes", un des paysages les plus spectaculaires qui m'ait jamais été donné de contempler, la vue de Calascibetta depuis la forteresse d'Enna, sous l'écrasant soleil de midi, l'impression d'une vie écartée des frivolités touristiques, semblable à ce qu'elle avait dû être depuis des siècles, la révélation de l'éternité dans une voyage qui avait pourtant déjà multiplié les émerveillements. Bref,  un endroit que l'on ne voudrait recommander à personne pour en éviter l'invasion par les foules (qui, de toute façon, prendra vraiment la peine d'aller jusque là, de marcher dans cette insupportable chaleur pour un seul paysage?), mais où l'on voudrait parfois être soudain téléporté, comme l'esplanade de Vézelay, le parc des Brecon Beacons, la descente depuis le cimetière de Burgazada, la colonnade d'Apamée au petit matin, l'oasis de Fint dans la fraîcheur de l'automne, une marche aléatoire dans Venise - chut! arrêtons-là notre liste personnelle des merveilles du monde, de peur qu'on nous interdise à tout jamais de nous plaindre...
Résolu d'acheter les Mémoires d'Outre-tombe, je me suis précipité dans la librairie la plus proche ( d'autres aventures m'attendaient...). Je voulais les relire rapidement, me souvenant les avoir empruntés à la bibliothèque paternelle et lus avec passion quand j'avais quinze ans, à l'époque où, au lieu d'entreprendre la conquête de la Sicile, je préférais la compagnie des vieux auteurs (cela n'a guère changé depuis*).


PS: "Il y a des lieux que l'on ne quitte pas, même lorsque l'on s'en éloigne, de même que l'amour ne dépend ni du temps ni de l'espace;" (Henri de Régnier*)

Droit de réponse (suite du furet du Nord)

De Mme Arta: "Comment peut-elle se tromper sur mon nom pourtant si simple? Combien me faudra-t-il de fois l'épeler? Et cet homme derrière moi, croit-il que je ne le vois pas s'impatienter, même s'il prétend regarder ailleurs. Il pose ses achats, les rapproche de la caisse - quelle urgence le presse donc? - ah! et voilà que cet idiot m'a perturbé, j'ai retiré ma carte trop vite (vais-je payer plusieurs fois?). Tu peux bien grogner ça ne fera pas marcher plus rapidement la machine. Et me voilà enfin sortie - oh, il est déjà là? - et il ne me tiendrait pas la porte! Il marche vite - non, il s'arrête, observe de tous les côtés, retourne vers le magasin, choisit finalement une direction, d'un pas lent - cela ne valait vraiment pas la peine de s’exciter ainsi, ni d'importuner tout le monde!"

jeudi 10 octobre 2013

Sur Henri de Régnier

Pour les besoins d'une production récente, j'ai acheté le livre de Henri de Régnier intitulé "L'Altana ou la vie vénitienne"* (j'ignore s'il y a encore, à part moi, quelqu'un qui lit Henri de Régnier aujourd'hui; il me semble faire partie de ces délicieux poëtes tombés dans l'oubli, et que seuls sauvent leurs noms aux consonances étranges, comme Pierre Louÿs ou le délicieux Rémy de Gourmont).
Le plus étonnant dans ce livre est sans doute l'arrière-plan de tout le récit, ce qui n'est pas décrit directement, la tranquille vie de dilettante que l'on pouvait encore mener à l'époque, en évaluant dans un monde enchanté de palais, de comtesses, de promenades en gondoles jusqu'à Chioggia ou Torcello (!), où il suffisait de se retrouver au Florian "sous le chinois". Mais il a le mérite d'évoquer une Venise joyeuse (ainsi que je l'ai toujours vue), cet "air du bonheur", le point d'attraction du monde occidental (et François Pinault ne s'y est pas trompé en délaissant la sinistre Boulogne pour le Grand canal); "c'est en vain que Venise est devenue la ville silencieuse; elle a conservé un écho du rire d'autrefois, de ce rire masqué qui faisait d’elle une énigme vivante".
Sa façon d'écrire est certes parfois un peu datée, avec des exclamations lyriques inopportunes, trop de "vous!", de "chère Venise", et de "ô" ("Et que le soleil couchant est donc beau, ô Zattere, sur votre lumineux promenoir!"), mais c'est du grand style comme on ne sait plus vraiment faire, ni ne veut, par exemple cette saisissante comparaison de la ville à l'âme humaine: "Où mieux que dans cette ville d'illusion, où tout est mirage et reflets, où la plus massive architecture repose sur de pauvres pilotis, où la terre n'est que de l'eau épaissie et de la vase solidifiée, sentir que nous ne sommes nous-mêmes qu'un assemblage d’artifices mentaux et de perspectives spirituelles, et que nous avons en nous, comme la cité fraternelle, des palais qu'habite le souvenir, des façades décrépites et mutilées, des dédales et des impasses qu'entourent, comme sa Lagune, de vastes étendues de rêverie que sillonnent des barques noires?".

dimanche 6 octobre 2013

Le furet du Nord

La néfaste coalition d'une caissière et d'une ménagère de cinquante ans qui n'arrivaient pas à se comprendre pour enregistrer des achats sur un compte-client à son nom (je la livre au mépris universel et éternel qu'elle mérite: elle s'appelait Mme Arta - nom pourtant guère compliqué!) promettait de m'empêcher de suivre une beauté entrevue à une autre caisse... Elle avait cette beauté non évidente que seule révèle un second regard, une analyse soigneuse, l'expérience des échecs et du temps qui passe, et tenait à la main une valise, dans l'autre un livre dont le titre m'avait intrigué sans que je parvienne d'aussi loin à le déchiffrer (que d'imprécisions dans cette histoire!).
Elle sembla attendre un instant devant l'entrée du magasin, réfléchir à son chemin, et j'étais encore bloqué par Mme Arta (qui avait trop promptement retiré sa carte de crédit, ce qui obligea la caissière à recommencer l'opération de paiement, provoquant de ma part un grognement exaspéré). J'espérais que sa valise allait la ralentir, mais une fois enfin sorti sur la vaste place où baguenaudait une foule nombreuse, après avoir fureté dans toutes les directions, je dus me résoudre à constater que je l'avais perdue.
Faudra-t-il donc que nous prenions toujours les mauvaises décisions, lorsque nous choisissons la caisse où nous passerons comme dans le reste de notre existence, qu'il y ait toujours une "Mme Arta" entre nous et la connaissance de la beauté? "Et pouvait-il en être autrement?"*

*

Oui, bien sûr qu'il pouvait en être autrement. Tu aurais pu laisser là tes achats (ce qui n'aurait pas été très correct, mais au diable la politesse!), bousculer la ménagère sans ménagement, courir hors du magasin comme un voleur en échappant à l'étreinte du vigile et, parvenu sur la place, apercevoir sa silhouette qui s'éloigne, fendre la foule, trouver un prétexte futile pour l'aborder, pour ne plus être personne à ses yeux - que pouvait-il bien t'arriver de pire? -, pour lui parler, pour au moins apprendre le nom de son livre, et ainsi saisir une infime chose d'elle!