jeudi 10 octobre 2013

Sur Henri de Régnier

Pour les besoins d'une production récente, j'ai acheté le livre de Henri de Régnier intitulé "L'Altana ou la vie vénitienne"* (j'ignore s'il y a encore, à part moi, quelqu'un qui lit Henri de Régnier aujourd'hui; il me semble faire partie de ces délicieux poëtes tombés dans l'oubli, et que seuls sauvent leurs noms aux consonances étranges, comme Pierre Louÿs ou le délicieux Rémy de Gourmont).
Le plus étonnant dans ce livre est sans doute l'arrière-plan de tout le récit, ce qui n'est pas décrit directement, la tranquille vie de dilettante que l'on pouvait encore mener à l'époque, en évaluant dans un monde enchanté de palais, de comtesses, de promenades en gondoles jusqu'à Chioggia ou Torcello (!), où il suffisait de se retrouver au Florian "sous le chinois". Mais il a le mérite d'évoquer une Venise joyeuse (ainsi que je l'ai toujours vue), cet "air du bonheur", le point d'attraction du monde occidental (et François Pinault ne s'y est pas trompé en délaissant la sinistre Boulogne pour le Grand canal); "c'est en vain que Venise est devenue la ville silencieuse; elle a conservé un écho du rire d'autrefois, de ce rire masqué qui faisait d’elle une énigme vivante".
Sa façon d'écrire est certes parfois un peu datée, avec des exclamations lyriques inopportunes, trop de "vous!", de "chère Venise", et de "ô" ("Et que le soleil couchant est donc beau, ô Zattere, sur votre lumineux promenoir!"), mais c'est du grand style comme on ne sait plus vraiment faire, ni ne veut, par exemple cette saisissante comparaison de la ville à l'âme humaine: "Où mieux que dans cette ville d'illusion, où tout est mirage et reflets, où la plus massive architecture repose sur de pauvres pilotis, où la terre n'est que de l'eau épaissie et de la vase solidifiée, sentir que nous ne sommes nous-mêmes qu'un assemblage d’artifices mentaux et de perspectives spirituelles, et que nous avons en nous, comme la cité fraternelle, des palais qu'habite le souvenir, des façades décrépites et mutilées, des dédales et des impasses qu'entourent, comme sa Lagune, de vastes étendues de rêverie que sillonnent des barques noires?".