Nous
devions offrir à mon frère La confrérie des chasseurs de livres de Raphaël
Jerusalmy*, à l'initiative de Della Rovere qui avait entendu à la radio que ce
livre était "bien écrit" (cette expression m'a toujours
inavouablement angoissé: que veut-on dire? y a-t-il une distinction si tranchante
entre "bien écrit" et le reste? dirait-on aujourd'hui d'un tableau, sans prêter au ridicule, qu'il est
"bien peint"?), ce qui a suscité ma curiosité
et m'a incité à le feuilleter rapidement.
Et je crois
qu'il doit être effectivement reconnu à l'auteur une remarquable puissance
d'évocation immédiate, en quelques phrases courtes et bien choisies. C'est très
efficace.
Par
exemple: "La face rougeaude du
gardien surgit dans la lucarne. Ses yeux se plissent pour scruter l'obscurité.
Le tintement de ses clefs résonne à travers le soupirail. François retient son
souffle. La porte s'ouvre brutalement sur la lumière aveuglante d'un flambeau.
François se recroqueville aussitôt contre la paroi suintante mais le geôlier
demeure planté sur le seuil, le dos voûté, son fouet pendant mollement à la
ceinture. Deux laquais en livrée pénètrent dans le cachot et y déposent une
petite table aux pieds torsadés. Pendant que l'un d'eux se met à balayer la
paille et les excréments d'un air dégoûté, l'autre apporte deux chaises
capitonnées et une grande nappe brodée. Ses gestes sont précieux. Il dispose
ensuite deux bougeoirs de cuivre, une carafe de cristal et une cruche en grès
au centre d'un savant arrangement de couverts en argent, de corbeilles à
biscuits et à fruits, d'assiettes et plats en faïence. Aucun des deux valets ne
daigne adresser un regard au détenu qui suit leur manège avec effarement. Leur
travail achevé, ils se retirent sans piper mot. Le silence de la nuit enveloppe
la prison. Même les rats, terrés dans les fissures de la muraille, se tiennent
cois."
[Regrettons
au passage le choix de la narration au temps présent; mais c'est certainement
un déchirement pour tous les auteurs contemporains francophones de devoir
abandonner la narration au passé, si riche en nuances, notamment grâce au passé simple désormais exclu de nos pratiques quotidiennes,
pour sembler plus moderne en s'imposant la lumière crue du présent.]
*
Toutefois,
je me demande si le roman historique n'est pas un genre mort, malgré la
surproduction actuelle (n'avais-je pas moi aussi envisagé de m'aventurer
dans ces eaux trop fréquentées?): Le Grand Cœur, par exemple m'était tombé des
mains malgré l'enthousiasme que j'avais ressenti en survolant les premières
pages. Les dialogues péniblement vieillis où, pour faire médiéval, surabondent
les "point" au lieu de "pas" et les formules archaïsantes,
les sentiments supposés aux hommes d'autrefois (qu'en sait-on?), remplis de
clichés glanés dans les contes ou sur Internet, ne peuvent pas être
satisfaisants, même pour des imaginations fertiles. Dans la même catégorie, les
éprouvantes singeries pseudo-poétiques du Turquetto, de Parle-leur de
batailles, de rois et d'éléphants (quel merveilleux titre, pourtant!)…
L'attraction du passé* est irrésistible et, comme tout désir trop puissant,
inévitablement frustrante.
Ne devrait-on conclure qu'il vaudrait mieux,
à la limite, inventer des univers radicalement différents que se prévaloir
d'une vérité historique "bidon"? Ou que demeure
supérieur à tout cela le roman qui parle d'une époque réellement sentie et
vécue par l'auteur, que nous pouvons sans erreur attribuer à son temps proche, qui se passe de reconstitution vite ringarde, les grands ouvrages de Proust, de
Balzac, de Jules Verne même, plus récemment les tentatives de Houellebecq, de
Tom Wolfe, entre autres? Qu'il suffise de comparer le souffle, pour nous encore
vif, du Comte de Monte Cristo à la niaiserie navrante des Trois mousquetaires!