dimanche 27 octobre 2013

Chasseurs de livres


Nous devions offrir à mon frère La confrérie des chasseurs de livres de Raphaël Jerusalmy*, à l'initiative de Della Rovere qui avait entendu à la radio que ce livre était "bien écrit" (cette expression m'a toujours inavouablement angoissé: que veut-on dire? y a-t-il une distinction si tranchante entre "bien écrit" et le reste? dirait-on aujourd'hui d'un tableau, sans prêter au ridicule, qu'il est "bien peint"?), ce qui a suscité ma curiosité et m'a incité à le feuilleter rapidement.
Et je crois qu'il doit être effectivement reconnu à l'auteur une remarquable puissance d'évocation immédiate, en quelques phrases courtes et bien choisies. C'est très efficace.
Par exemple: "La face rougeaude du gardien surgit dans la lucarne. Ses yeux se plissent pour scruter l'obscurité. Le tintement de ses clefs résonne à travers le soupirail. François retient son souffle. La porte s'ouvre brutalement sur la lumière aveuglante d'un flambeau. François se recroqueville aussitôt contre la paroi suintante mais le geôlier demeure planté sur le seuil, le dos voûté, son fouet pendant mollement à la ceinture. Deux laquais en livrée pénètrent dans le cachot et y déposent une petite table aux pieds torsadés. Pendant que l'un d'eux se met à balayer la paille et les excréments d'un air dégoûté, l'autre apporte deux chaises capitonnées et une grande nappe brodée. Ses gestes sont précieux. Il dispose ensuite deux bougeoirs de cuivre, une carafe de cristal et une cruche en grès au centre d'un savant arrangement de couverts en argent, de corbeilles à biscuits et à fruits, d'assiettes et plats en faïence. Aucun des deux valets ne daigne adresser un regard au détenu qui suit leur manège avec effarement. Leur travail achevé, ils se retirent sans piper mot. Le silence de la nuit enveloppe la prison. Même les rats, terrés dans les fissures de la muraille, se tiennent cois."
[Regrettons au passage le choix de la narration au temps présent; mais c'est certainement un déchirement pour tous les auteurs contemporains francophones de devoir abandonner la narration au passé, si riche en nuances, notamment grâce au passé simple désormais exclu de nos pratiques quotidiennes, pour sembler plus moderne en s'imposant la lumière crue du présent.]

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Toutefois, je me demande si le roman historique n'est pas un genre mort, malgré la surproduction actuelle (n'avais-je pas moi aussi envisagé de m'aventurer dans ces eaux trop fréquentées?): Le Grand Cœur, par exemple m'était tombé des mains malgré l'enthousiasme que j'avais ressenti en survolant les premières pages. Les dialogues péniblement vieillis où, pour faire médiéval, surabondent les "point" au lieu de "pas" et les formules archaïsantes, les sentiments supposés aux hommes d'autrefois (qu'en sait-on?), remplis de clichés glanés dans les contes ou sur Internet, ne peuvent pas être satisfaisants, même pour des imaginations fertiles. Dans la même catégorie, les éprouvantes singeries pseudo-poétiques du Turquetto, de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (quel merveilleux titre, pourtant!)… L'attraction du passé* est irrésistible et, comme tout désir trop puissant, inévitablement frustrante.
Ne devrait-on conclure qu'il vaudrait mieux, à la limite, inventer des univers radicalement différents que se prévaloir d'une vérité historique "bidon"? Ou que demeure supérieur à tout cela le roman qui parle d'une époque réellement sentie et vécue par l'auteur, que nous pouvons sans erreur attribuer à son temps proche, qui se passe de reconstitution vite ringarde, les grands ouvrages de Proust, de Balzac, de Jules Verne même, plus récemment les tentatives de Houellebecq, de Tom Wolfe, entre autres? Qu'il suffise de comparer le souffle, pour nous encore vif, du Comte de Monte Cristo à la niaiserie navrante des Trois mousquetaires!