Eileen Power décrit brillamment, dans 30 pages d'introduction à son livre Gens du Moyen-Âge* (1924), l'aveuglement de quatre contemporains face à la chute de l'Empire Romain (Ausone, Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours et Fortunat). Les descriptions des riantes villas sur la Moselle, des réceptions, des bains, sans aucun écho des effondrements successifs, ou alors, s'il en est fait mention, la considération que ce sont des événements passagers, incapables de modifier la nature de la civilisation.... Dans cette introduction sans doute écrite dans les années 1930 (?), la référence d'Eileen Power est le nazisme, et le texte semble orienté comme un plaidoyer contre une Angleterre frivole et inconsciente. Elle n'aura pas été la première à invoquer le Ve siècle pour réveiller ses contemporains...
C'est comme si, dans l'esprit de chaque Européen, la réminiscence du drame originel flottait encore. Et sans doute les succès des votes extrêmes dans tous les pays européens, y compris récemment en France, sont-ils liés pour partie à cette angoisse profonde (au-delà de préoccupations plus terre à terre). La comparaison est tellement facile! Des territoires en crise, une natalité effondrée, la disparition lente des repères de culture (ou de religion), des masses inoccupées que l'État n'arrive plus ni à nourrir, ni à distraire, l'appauvrissement du numéraire dans le commerce extérieur, la richesse tape-à-l'œil et confortable d'une maigre élite (les Ausone, Sidoine Apollinaire des temps modernes?), l'érection de murailles spectaculaires, rassurantes mais inutiles, et bien sûr la présence visible de populations considérées "barbares" - ou à tout le moins vues comme étrangères et indifférentes à certaines "valeurs".
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Ruins of Detroit (Yves Marchand) |