jeudi 10 mai 2012

Yolculuklar (3)

Non, il serait vain, grotesque même, de vouloir raconter ses voyages au jour le jour. Le récit au présent ne peut être qu'anecdote pittoresque, émerveillement sympathique. Rien à voir avec la puissance des souvenirs, liée à la lutte menée secrètement entre mille autre images, pour finalement s'imposer des années plus tard.

Cela me rappelle la saisissante conclusion du poème de Cavafy Une image subsiste, que Paul Toussaint a - je crois - repiqué quelque part:

"Il pouvait être une heure ou une heure et demie du matin. 
Dans un coin de la taverne, derrière la cloison de bois... Nous étions seuls dans la salle déserte. Une lampe à pétrole éclairait à peine. A la porte, le garçon, fatigué d'avoir trop veillé, dormait.
Personne ne pouvait nous voir. Mais déjà la passion nous enlevait toute prudence.
Les vêtements se sont entrouverts... Il n'y en avait guère, car un divin mois de juin brûlait.
Jouissance de la chair à travers les vêtements qui s'entrouvrent! Bref dénudement de la chair! Cette image a traversé vingt-six années, et maintenant, elle est venue résider dans ce poème."

Ainsi, le poème ne raconte pas uniquement un événement (dont le lieu ou l'heure nous importe peu: "une heure ou une heure et demie"), mais nous parle des vingt-six années qui ont passé depuis l'événement, et de cet instant où l'encre l'a fixé sur un feuillet. En me promenant dans le livre (que je connais pourtant déjà fort bien), j'ai découvert ou redécouvert le poème Devant la maison, qui illustrerait sans doute encore mieux mon propos:

"Hier, en flânant dans un quartier éloigné, je suis passé devant une maison que j'ai beaucoup fréquentée, quand j'étais fort jeune. Là, avec sa force exquise, Éros s'est emparé de mon corps.
Et comme je repassais, hier, par mon chemin d'autrefois, tout, boutiques et trottoirs, les pierres et les murs, les balcons et les fenêtres s'embellirent soudain du charme de l'amour. Rien de vil ne demeurait là.
Et comme je m'attardais devant la maison pour en contempler le seuil, je sentis s'exhaler de mon être toute l'émotion voluptueuse qui s'y était conservée."