vendredi 30 novembre 2012

Un homme...

Un homme* relit les poèmes de sa jeunesse, cherchant tard dans la nuit à comprendre celui qui les avait écrits. Jamais, se dit-il, n'aurait-il pu imaginer les développements de sa vie ultérieure - tant il se voyait mort à brève échéance, l'espérait même explicitement.
Et plus tard, se souvient-il, après quelques absurdes échecs, il s'était résolu à ne jamais devenir un "bon père de famille", à ne pas suivre le droit chemin... Fruit mûr, il attendait simplement qu'on le cueillît, ou qu'il tombât de lui-même, mal retenu par d'anciennes branches. Alors le hasard a de nouveau bouleversé les choses. Quelle destinée tortueuse! Et s'il n'a "jamais été une victime"*, certes, a-t-il été pour autant un décideur avisé?

Tandis que tournent les aiguilles, il commence à entrevoir que la question est infiniment plus simple qu'il ne l'avait crue. Car il comprend qu'il ne s'est jamais lancé dans une quête active du bonheur, qu'il a toujours cherché, finalement, à minimiser les problèmes - et qu'à cette aune-là, on peut considérer sa vie comme une réussite, un chef d’œuvre dans son genre!
Cette pensée libératrice le plonge dans la félicité, le fait presque pleurer (de joie?), presque sourire (d'ironie sur lui même?); il s'endort dans un semblant de tranquillité, conscient pourtant que s'agitent derrière lui des mains étrangères, qui règleront son sort à sa place, comme autrefois, et qui à leur guise mettront un terme à sa trop prudente conduite.

jeudi 29 novembre 2012

La Mort de Sigurd

Moment de poilade à la lecture de certains Poèmes Barbares de Leconte de Lisle*, par exemple la grotesque Mort de Sigurd* (quel titre, déjà! on croirait un épisode de Xena la guerrière...). Les lycéens qui grognent contre Philippe Jaccottet ne savent pas à quoi ils ont échappé - quoique ces poèmes soient exactement ceux que le lycée aime décortiquer, en analysant les rythmes, les sonorités, etc.

"La Burgonde saisit sous sa robe une lame,
Écarte avec fureur les trois femmes sans voix,
Et, dans son large sein se la plongeant dix fois,
[!]
En travers, sur le Frank, tombe roide, et rend l'âme."



Puis, au milieu de ce feuilletage somme toute assez soporifique, le Rêve du Jaguar*, que j'avais déjà lu dans une anthologie, et qui est la raison (maintenant, je m'en souviens!) pour laquelle j'avais acheté le livre.

"En un creux du bois sombre interdit au soleil
Il s'affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
D'un large coup de langue il se lustre la patte ;
Il cligne ses yeux d'or hébétés de sommeil ;
Et, dans l'illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs,
Il rêve qu'au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d'un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants."



dimanche 25 novembre 2012

L'iphonographe

Cette image et d'autres sur ce lien
Je m'amuse de constater qu'entre autres nombreux homonymes il existe un Paul Toussaint new-yorkais, un "iphonographe" (!). J'ignore en quoi consiste cette nouvelle discipline, j'imagine qu'il se promène téléphone en main et trafique ensuite les photos avec quelque application gratuite... Le résultat est assez convaincant, paysages industriels comme je les goûte, gratte-ciels, vues étranges de toilettes ouvertes, gros corps nus sur une plage, et une belle série sur Grand Central... à tel point que l'on regrette que ce ne soit que pour des iphones. Envisage-t-il de vendre ses créations? En tout cas, il n'a pas l'air d'y avoir beaucoup plus de monde sur son site que sur ceux de Paul Toussaint poète...

samedi 24 novembre 2012

Une large rue bordée de palais (2)

La description de Gênes par Paul Morand* ressemble peu à l'impression que j'en ai eue.
"Les palais de ses aventuriers, vastes comme des demeures royales, développent leurs façades sur son port, s'alignent superbement aux bords de la rue Garibaldi sans trottoirs, où la circulation est un anachronisme bruyant et périlleux [cela a heureusement changé]. Les escaliers d'honneur forment des forêts de colonnes qui ont pour fauves des lions joueurs de boule [quelle surprenante image! et il est vrai que ces animaux m’avaient paru trop puissants, trop royaux, pour ce qui n'était, somme toute, que quelques familles marchandes - cela me rappelait ces nombreux pavillons de banlieues qui arborent des statues en plâtre sur leur portail, aux motifs de lions, de Vénus de Milo, là où un nain de jardin aurait été plus approprié et plus esthétique]."
Et la suite surtout forme un contraste avec ce que j'ai vu, mais il est vrai qu'il a visité une Italie encore jeune, non pas un pays vieilli et courbé sur son passé (j'essaie avec cette expression de traduire "backward-looking"). Un ami italien m'indique que la Ligurie est la région comptant le plus de retraités, loin de cette vitalité qui avait frappé Paul Morand: "Vers le soir, la vie citadine génoise reflue vers la place Deferrari envahie par les trams et les piétons, toute sonore de sifflets, de grincements, de klaxons et d’appels. Le monde élégant s'y retrouve et déguste des glaces. A la même heure, une autre vie s'éveille et s'anime sous les arcades du port [en fait d'arcades, il y a maintenant le pont sous l'autoroute]: marins de toute nation, rôdeurs de tous les quais, voyageurs à peine arrivés ou prêts à partir, commerçants de tous les petits commerces [rôle maintenant tenu, comme dans toute l'Italie, par ces malheureux clandestins africains dont on ne peut que saluer, avec un brin d'interrogation toutefois, la persévérance] vont et viennent, s'abordent, flânent devant  les étalages de victuailles, bousculés par les gamins qui se poursuivent, amusés çà et là par le grillage d'une fenêtre discrètement éclairée."

mercredi 21 novembre 2012

Portovenere (3)

Toujours en recherchant des informations sur Philippe Jaccottet (et allant de surprise en surprise!), j'apprends qu'il a été sélectionné au programme du bac français 2012 pour les séries L. J'ignore si c'est là un cadeau que lui a fait l’Éducation nationale, ni un cadeau pour les élèves, car il y a dans l’analyse sèche du lycée de quoi faire détester éternellement un auteur...
Bien sûr, cela permettra à quelques uns de s'approprier les splendeurs d'À la lumière d'hiver, ce poème par exemple:

Si je me couche contre la terre, entendrai-je
Les pleurs de celle qui est dessous,
Les pas qui traînent dans les froids couloirs
Ou qui trébuchent en fuyant dans les quartiers déserts ?

J'ai dans la tête des visions de rues la nuit,
De chambres, de visages emmêlés
Plus nombreux que les feuilles d'arbres en été
Et eux-mêmes remplis d'images, de pensées
- C'est comme un labyrinthe de miroirs
mal éclairé par des lampes falotes -,
Moi aussi dans les foires d'autrefois
J'ai pensé en trouver l'issue,
Moi aussi j'ai langui après des corps.
J'ai plein la tête de faux-jours, et des reflets
Dans les trappes d'un fleuve ténébreux,
Je me souviens de bouches inlassables sur ses bords-

Tout cela maintenant pour moi est sous la terre
Et mon oreille collée à l'herbe l'entend,
A travers le tonnerre de sa propre peur et les
Coups de scie des insectes, qui gémit -
Donnez-lui le nom que vous voudrez, mais elle est là,
C'est sûr, elle est dessous, obscure, et elle pleure.

Tous n'ont pas l'air de partager cet enthousiasme, si j'en crois des commentaires glanés sur les forums:
  • AeronevskyWTF: Comment on est dans la merde. On fait comment pour citer, ses putains de poèmes n'ont même pas de titres. [c'est vrai qu'il aurait pu se fouler un peu]
  • Opelq: Jaccottet ce qui énerve (ou désespère) c'est qu'il faut apprendre ENORMEMENT de citations pour appuyer nos arguments. En gros faut connaitre le recueil par cœur. En somme, nous sommes dans la merde. [un constat partagé par la plupart des membres du forum]
  • Lou_Lou_69: Coucou, Vous me faites stréssé [sic] les gens ! J'espère pas que ça tombera entre De Gaulle et Jaccottet, j'ai beau essayé [resic, bonjour la "littéraire"!], De Gaulle passe pas, trop de choses a retenir et Jaccottet, j'essaie toujours de comprendre mais ces poèmes n'ont toujours aucun sens... Bref dans la merde quoi... Je connais Gargantua et Tous les matins du monde par cœur... Alors je croise toujours les doigts!
  • Toujoursvert47 : Jaccottet j'ai franchement beaucoup de mal. J'aime bien, mais je sais pas, j'arrive pas à expliquer sa poésie, et j'arrive pas du tout à retenir des citations, l'horreur ! Enfin je sais pas mais Jaccottet et moi sa colle pas [sic]... A titre d'exemple, dernière interro type bac j'ai eu 8 alors que sur Rabelais j'ai eu 14. [Je ne comprends pas pourquoi ils ont tous l'air de préférer Gargantua, qui est tout de même infiniment plus compliqué et inextricable que Jaccottet]
Pauvre poète, j'espère qu'il ne passe pas ses journées sur Internet!...

dimanche 18 novembre 2012

Toutes choses inutiles, pittoresques tout au plus

Depuis quelques années les romans finissent souvent par me tomber des mains: est-ce une question d'âge, y a-t-il une "date de péremption" au delà de laquelle la fiction nous paraît vaine et inattractive, au delà de laquelle les aventures d'hommes et femmes nées du cerveau et des névroses d'un autre nous laissent froids - quand nous nous intéressons davantage à l'arrière-plan de l'histoire qu'à l'histoire elle-même (d'où l'inanité de la plupart des romans contemporains, centrés - à juste titre - sur une action qui nous est devenue indifférente)? Plus pernicieux encore, est-ce un trait de l'évolution masculine (puisque, si j'en crois les statistiques, l’essentiel des lecteurs de romans sont des femmes), connaissons-nous nous aussi une sorte de "ménopause littéraire", qui, passé un certain temps, nous convaincrait que toute lecture est devenue stérile, ne suscitant au mieux que quelques maigres plaisirs? Ou est-ce simplement de ma part une humeur passagère, loin de toute possible généralité?
J'y reviendrai, sans doute.

Cette longue introduction pour indiquer que, dernièrement, j'achète et lis de plus en plus de récits de voyage (Nerval, Chateaubriand, Henry James, Edith Warton, etc.), où je cherche les différences, les étonnants parallèles entre le monde d'alors et celui d'aujourd'hui, sans oublier aussi ce qui pouvait rendre les voyages d'autrefois exceptionnels (les accidents de parcours, les détails de la vie quotidienne, dont finalement ils ne s'émeuvent guère). Malheureusement, certains auteurs se bornent parfois aux description de sites antiques (qui intéressaient sans doute les lecteurs restés à Paris, mais qui, à l'heure de l'internet et de la photographie de masse, ne nous font rien découvrir de nouveau), et il faut chercher entre les lignes, au détour d'une remarque fortuite, les informations vraiment passionnantes.

Je feuillette par exemple l'intéressante compilation d'écrits de voyage de Paul Morand dans la collection Bouquins* - trouvée par hasard dans la bibliothèque paternelle. Il faut dire que mon père collectionne les livres de cet auteur un peu démodé, qu'il se vante d'avoir bien connu depuis une vague foire littéraire au cours de laquelle il l'avait assisté (on s'invente les proximités que l'on veut! - mais après tout cela vaut mieux que ma piteuse retraite devant Yves Bonnefoy).
Deux illustrations de l'intangibilité du monde:
- en visite au Mont Athos: "c'est le seul endroit du monde entier où je n'ai pas entendu parler de la crise" (j'imagine qu'il parle de la crise des années 30, mais j'ignore si cela se vérifie encore de nos jours, si les moines de l'Athos ne pensent pas à la crise dans leurs prières, suppliant le ciel de continuer à leur épargner les taxes foncières);
- à Louksor: "mieux vaut voir affaire à un seul drogman qu'à la nuée d'officieux, d’intermédiaires, de kavass, d'interprètes et d'entremetteurs qui se jettent - huitième plaie d’Égypte - sur le malheureux voyageur isolé" (expérience pénible et vécue par chacun, qui rend tout voyage en Afrique du Nord en fin de compte impossible - peut-être est-ce toutefois en train de changer).
Et pour le monde d'hier, il faut lire toutes les captivantes pages sur l'ancienne Bucarest qui "a conservé toute sa bonne humeur et n'a pas cessé de signifier: joie." (!)

Le livre commence par quelques phrases intrigantes sur sa vision urbaine du monde - une vision que je ne partage pas, ayant grandi dans l'univers informe du "péri-urbain", et aimant par-dessus les paysages ouverts, vastes villes traversées de larges fleuves ou en bord de mer (Istanbul les surpassant toutes), campagnes ou rizières travaillées depuis toujours, landes infinies - haïssant pour cette raison les forêts, les îles dont ont peut faire le tour en une journée, les petites villes mesquines, et, peut-être, l'enfermement dans une mer sans surprises...
"Enfant, je m'imaginais le monde peuplé de villes; ces villes n'étaient séparées que par des distances abstraites qu'on traversait la nuit; né citadin, je ne vois aujourd'hui encore dans les campagnes que des espaces vides que la nature, à court d'imagination, remplit comme elle peut avec des animaux, des fleuves, des bois, des graines, des paysans, toutes choses inutiles, pittoresques tout au plus."

vendredi 16 novembre 2012

Rêve de vie militaire

Rêve de vie militaire, surprise et peu vaillante, mais finalement ouverte. Comment ai-je pu y repenser, alors qu'elle n'a jamais fait partie du champ du possible, à peine du champ du désirable, à l'époque? Certes, je fréquentais alors beaucoup d'autres amis fascinés par l'armée, qui en adoptaient déjà la coiffure et l'habit (sans parler des mentalités), et j'imagine que certains d'entre eux ont fini par aussi y entrer. Mais tout cela n'a jamais été sérieux pour moi, et ce rêve est sans doute davantage lié à un reportage vite entrevu sur le retrait français d'Afghanistan. 
La scène se passait dans un appartement au rez-de-chaussée - pas le même que celui d'Alexandrie, plutôt à Paris je crois (¡alors que je n'ai jamais habité au rez-de-chaussée: cette répétition est étrange!): et elle était interrompue par ma mère et mon frère qui passaient leurs têtes par la fenêtre, pour venir "m'aider à déménager".

mardi 13 novembre 2012

Portovenere (2)

Cherchant un lien pour compléter mon post précédent, je découvre avec surprise que Philippe Jaccottet est encore en vie, tout comme Yves Bonnefoy... Quelle excellente nouvelle! C'est comme si l'on m'annonçait soudain que Rimbaud avait ressurgi du fin fond de l’Abyssinie.
Ma propre rencontre avec ces maîtres me semble appartenir à un passé si lointain! Dans le silence d'une chambre adolescente, ou dans l'ennuyeuse "permanence" du lycée, je me souviens que c'est Isabel Bremen qui m'avait fait découvrir Philippe Jaccottet, à l'époque préhistorique où nous nous écrivions encore des lettres, recopiions des poèmes sur nos feuilles à grands carreaux. Plus tard, ma (modeste) connaissance de Philippe Jaccottet avait fortement impressionné la princesse bulgare que j'avais presque ferrée (pour une fois que la poésie, au lieu de prétendument me sauver de la mort*, aurait réellement pu me servir à quelquechose!).
Un peu avant, j'avais eu la possibilité de participer à un "atelier poésie" où Yves Bonnefoy était censé intervenir (?), une sorte de coaching littéraire avant l'heure (c'est en pensant à ce genre d'anecdotes que comprends à quel point ma vie, loin d'être obscure et monotone, est avant tout une succession d'extraordinaires occasions manquées...). J'avais renoncé à l'atelier, l'idée m'en paraissant improbable, décalée, indécente. Comment aurais-je même osé soumettre à Yves Bonnefoy mes "pauvres poèmes de pierre grise", faire perdre un temps si précieux au grand écrivain? Tant qu'à faire, autant faire relire mes devoirs de physique-chimie par Stephen Hawking! Et de toute façon, on n'écrira jamais rien de valable en groupe*, même avec un grand poète plein de bonne volonté.

Trêve de vieux souvenirs et de digressions! Car de savoir ces auteurs encore parmi nous, respirant le même air que le nôtre, penchés sur leur œuvre éternelle au moment même où nous vaquons à nos activités stériles, me rend soudain le monde meilleur - considérablement, merveilleusement plus vivable!

lundi 12 novembre 2012

Portovenere

Promesse d'un panneau routier... et souvenir d'un poème qui m'avait considérablement marqué autrefois - sans doute la fusion de références animales presque mythologiques (cette chauve-souris prisonnière et pourtant libre), de phrases inouïes, hautaines ("la majesté de ces eaux trop fidèles / me laisse froid") et intimes ("hors l'écho, je ne parle à personne, à personne" - excellente phrase, déjà citée il y a longtemps, qui réconcilie enfin le sens et le son).
Parle-t-il vraiment de Portovenere? ou bien de l'impossible quoique toujours espéré "port de Vénus", un havre où nous pourrions vivre réconciliés avec nous-mêmes, dans une parfaite coordination* des sens et des désirs - celui vers lequel j'ai par hasard mis les voiles, sans m'en sentir forcément plus mal.

La mer est de nouveau obscure. Tu comprends,
C’est la dernière nuit. Mais qui vais-je appelant ?

Hors l’écho, je ne parle à personne, à personne.
Où s’écroulent les rocs, la mer est noire, et tonne
dans sa cloche de pluie. Une chauve-souris
cogne aux barreaux de l’air d’un vol comme surpris,

tous ces jours sont perdus, déchirés par ses ailes
noires, la majesté de ses eaux trop fidèles 
me laisse froid, puisque je ne parle toujours
ni à toi, ni à rien. Qu’ils sombrent, ces « beaux jours » ! 
Je pars, je continue à vieillir, peu m’importe,
sur qui s’en va la mer saura claquer la porte. 


(Philippe Jaccottet, L'Effraie et autres poésies, 1953*)

samedi 3 novembre 2012

Une large rue bordée de palais

Impressions mitigées de cette brève visite de Gênes - dont j'espérais pourtant un émerveillement original. J'avais imaginé une large rue bordée de palais (alors qu'elle est étroite), un beau front de mer (alors que c'est une autoroute encombrée et suintante), des rues anciennes descendant joyeusement vers le port, avec de beaux commerces (alors que les immeubles du vieux centre semblent dater d'une époque imprécise, qu'il n'y a que des vendeurs de matériel informatique, de kebabs ou pire de pizzas al taglio). La sensation aussi d'une ville qui a manifestement raté le train de la modernité*.

Ce qui m'a plu dans Gênes est justement ce à quoi je ne m'attendais pas, ces grands quartiers monumentaux du XIXe siècle, trop rapidement traversés - l'orgueil d'une cité qui a cru ses beaux jours revenus. Pour le reste, je suis vraiment surpris qu'il n'y ait pas plus de témoignages du passé prestigieux de la cité, notamment de sa période marchande, quand elle avait colonisé Constantinople, envoyait ses navires à Bruges, à Caffa. Mais c'est peut-être une constante des économies purement marchandes (citons Gênes et Venise médiévales, les cités phéniciennes et l'ancienne Bagdad peut-être) qu'elle ne produisent pas de preuves durables de leur prospérité - puisque le capital est trop précieux pour se matérialiser dans la pierre, qu'il doit circuler de par le monde. Ce serait précisément quand ces civilisations, devenues suffisamment riches et lassées du risque, finissent par s'adonner aux activités bancaires que l'investissement dans la pierre devient indispensable, pour asseoir une respectabilité douteuse, et utiliser ce trop plein de capital dont on ne sait que faire (citons maintenant Florence, Venise et Gênes aux périodes ultérieures). Il y aurait ainsi toute une théorie à construire entre art et banque, qui pourrait s'étendre jusqu'aux derniers développements de l'art contemporain, tant le marché de l'art semble désormais suivre les pires travers de l'univers financier.*