Depuis quelques années les romans finissent souvent par me tomber des mains: est-ce une question d'âge, y a-t-il une "date de péremption" au delà de laquelle la fiction nous paraît vaine et inattractive, au delà de laquelle les aventures d'hommes et femmes nées du cerveau et des névroses d'un autre nous laissent froids - quand nous nous intéressons davantage à l'arrière-plan de l'histoire qu'à l'histoire elle-même (d'où l'inanité de la plupart des romans contemporains, centrés - à juste titre - sur une action qui nous est devenue indifférente)? Plus pernicieux encore, est-ce un trait de l'évolution masculine (puisque, si j'en crois les statistiques, l’essentiel des lecteurs de romans sont des femmes), connaissons-nous nous aussi une sorte de "ménopause littéraire", qui, passé un certain temps, nous convaincrait que toute lecture est devenue stérile, ne suscitant au mieux que quelques maigres plaisirs? Ou est-ce simplement de ma part une humeur passagère, loin de toute possible généralité?
J'y reviendrai, sans doute.
Cette longue introduction pour indiquer que, dernièrement, j'achète et lis de plus
en plus de récits de voyage (Nerval, Chateaubriand, Henry James, Edith
Warton, etc.), où je cherche les différences, les étonnants parallèles entre le monde d'alors et celui d'aujourd'hui, sans oublier aussi ce qui pouvait rendre les voyages d'autrefois exceptionnels (les accidents de parcours, les détails de la vie quotidienne, dont finalement ils ne s'émeuvent guère). Malheureusement, certains auteurs se bornent parfois aux description de sites antiques (qui intéressaient sans doute les lecteurs restés à Paris, mais qui, à l'heure de l'internet et de la photographie de masse, ne nous font rien découvrir de nouveau), et il faut chercher entre les lignes, au détour d'une remarque fortuite, les informations vraiment passionnantes.
Je feuillette par exemple l'intéressante compilation d'écrits de voyage de Paul Morand dans la collection Bouquins* - trouvée par hasard dans la bibliothèque paternelle. Il faut dire que mon père collectionne les livres de cet auteur un peu démodé, qu'il se vante d'avoir bien connu depuis une vague foire littéraire au cours de laquelle il l'avait assisté (on s'invente les proximités que l'on veut! - mais après tout cela vaut mieux que ma piteuse retraite devant Yves Bonnefoy).
Deux illustrations de l'intangibilité du monde:
- en visite au Mont Athos: "c'est le seul endroit du monde entier où je n'ai pas entendu parler de la crise" (j'imagine qu'il parle de la crise des années 30, mais j'ignore si cela se vérifie encore de nos jours, si les moines de l'Athos ne pensent pas à la crise dans leurs prières, suppliant le ciel de continuer à leur épargner les taxes foncières);
- à Louksor: "mieux vaut voir affaire à un seul drogman qu'à la nuée d'officieux, d’intermédiaires, de kavass, d'interprètes et d'entremetteurs qui se jettent - huitième plaie d’Égypte - sur le malheureux voyageur isolé" (expérience pénible et vécue par chacun, qui rend tout voyage en Afrique du Nord en fin de compte impossible - peut-être est-ce toutefois en train de changer).
Et pour le monde d'hier, il faut lire toutes les captivantes pages sur l'ancienne Bucarest qui "a conservé toute sa bonne humeur et n'a pas cessé de signifier: joie." (!)
Le livre commence par quelques phrases intrigantes sur sa vision urbaine du monde - une vision que je ne partage pas, ayant grandi dans l'univers informe du "péri-urbain", et aimant par-dessus les paysages ouverts, vastes villes traversées de larges fleuves ou en bord de mer (Istanbul les surpassant toutes), campagnes ou rizières travaillées depuis toujours, landes infinies - haïssant pour cette raison les forêts, les îles dont ont peut faire le tour en une journée, les petites villes mesquines, et, peut-être, l'enfermement dans une mer sans surprises...
"Enfant, je m'imaginais le monde peuplé de villes; ces villes n'étaient séparées que par des distances abstraites qu'on traversait la nuit; né citadin, je ne vois aujourd'hui encore dans les campagnes que des espaces vides que la nature, à court d'imagination, remplit comme elle peut avec des animaux, des fleuves, des bois, des graines, des paysans, toutes choses inutiles, pittoresques tout au plus."