dimanche 27 janvier 2013

Sous les acacias de Bamako (2)

Certes, nous avons détruit des cultures, et nous continuons à inscrire les pertes et profits de ces destructions. Mais ces phénomènes ne vont pas durer, ne vont pas résister aux successions des générations. Déjà, les relations se stabilisent, s'inversent même parfois (j'ai en mémoire ces surprenants articles sur les sociétés angolaises rachetant des actifs portugais*).
Et peut-être à long terme en sera-t-il de la francophonie comme de l’hellénisme, qui, après une éphémère phase de conquête, a permis au génie sémitique de s'épanouir dans l'universalité, quand la vieille Grèce avait fini depuis longtemps de péricliter.

Sous les acacias de Bamako

Je lisais avec étonnement les statistiques sur le nombre de locuteurs francophones, une réalité que nous ne mesurons guère, tant nous sommes empressés à constater le déclin de notre langue face à l'anglais dans la politique internationale, le commerce, et la "culture-monde" - comme s'il n'y avait pas d'alternatives entre le rayonnement d'une grande langue mondiale, et la survie en tant que langue "régionale" comme l'allemand, le turc ou le japonais (qui irait pourtant dire que ces cultures sont moribondes!). Notre destin est sans doute de devenir une langue comme l'espagnol, le portugais, l'anglais d'il y a cent ans, c'est-à-dire une langue partagée entre diverses cultures sur la planète. C'est déjà la situation actuelle, même si presque personne n'en parle. 
Il ne s'agit pas seulement des québécois, qui poursuivent leur aventure culturelle dans une indifférence amusée, mais surtout de l'Afrique subsaharienne (je n'en dirais pas autant du Maghreb et du Moyen-Orient, où la langue française ne peut au mieux que coexister avec les séductions de la langue et de la culture arabes). D'ailleurs, ce sera une langue légèrement différente, et sans doute, comme pour les américains curieux de découvrir l'accent anglais, les africains de demain verront le français de France comme un étrange patois original, nullement plus parfait que le leur. Nos mots ne seront plus lus sous les platanes de Paris, mais récités sous les acacias de Bamako... et qui parle de récitation? Ils seront lus sur les tablettes, diffusés sur des écrans lumineux, dans de vastes capitales dynamiques.

samedi 26 janvier 2013

Quelques personnes (...) le regardaient avec envie

Ai récemment relu Bel Ami, livre que j'avais mis autrefois dans le panthéon des modèles indépassables. Mais, cette fois-ci, je l'ai trouvé un peu long, un peu forcé. Sans doute est-ce lié une lecture quelque peu "saucissonnée", entamant des chapitres aux heures tardives, ou le week-end entre deux tâches ménagères... Peut-être également y a-t-il un âge pour chaque chef d’œuvre, et cet âge-là est-il passé?
Cela reste pourtant un bon livre, un modèle, dans la façon de se moquer avec tendresse de son héros (ce que j'avais voulu faire dans la Nuit de Georges mais en plus outré), dans quelques découvertes intéressantes: par exemple, cette atmosphère pesante d'été parisien dans laquelle tout semble se dérouler, dont il y a des descriptions puissantes. L'hiver n'existe pas dans ce livre, pas plus que le décrépitude ni l'échec.
"La place de la Trinité était presque déserte, sous un éclatant soleil de juillet. une chaleur pesante écraisait Paris, comme si l'air de là-haut, alourdi, brûlé, était retombé sur la ville, de l'air épais et cuisant qui faisait mal dans la poitrine.
Les chutes d'eau, devant l'église, tombaient mollement. Elles semblaient fatiguées de couler, lasses et molles aussi, et le liquide du bassin où flottaient des feuilles et des bouts de papier avait l'air un peu verdâtre, épais et glauque.
Un chien, ayant sauté par dessus le rebord de pierre, se baignait dans cette onde douteuse. Quelques personnes, assises sur les bancs du petit jardin rond qui contorune le portail, regardaient cette bête avec envie."

Personnages d'Henry James

Ces personnages d'Henry James, remplis de principes et de prévenances curieuses, que seul l'argent fait soudain fléchir - dans les Papiers d'Aspern* ou dans cette scène centrale de l'Américain où Newman, persuadé de sa muflerie, finit par utiliser sa richesse comme argument, et où la vieille marquise, au lieu de se draper dans la fierté aristocratique outrée qu'il attendait, lui demande cupidement à quel point il est riche (quel bon tableau de l'âme française!).
Plus souvent, les choses ne sont pas dites et les personnages semblent tourner autour d'inépuisables secrets, jusqu'à lasser quelque peu le lecteur - par exemple le long dialogue de la Tour d'ivoire, avec ses formules bizarres, ses sous-entendus, ses triples négations ("je ne vais pas faire semblant de ne pas me réjouir que tu ne m'adoptes pas comme un simple ornement"), là où tout ce que les protagonistes veulent dire est "Prends moi"! C'est au point que même la succession de phrases anodines paraît empreinte d'un sens caché, coquin ("c'est tout nouveau pour moi", "bien sûr j'aime ça", "je veux m'y mettre", "c'est surtout de toi que je dépends" - puis "Gray ôta ses mains mais continua de le regarder intensément - si intensément que Horton, avec un peu d'imagination, aurait pu commencer à penser qu'il allait trop loin").

lundi 21 janvier 2013

Une blague à chaque page

Sept ans sont décidément une bonne durée pour considérer nos changements, pour aussi nous dédouaner de nos actions passées comme étant celles d'un autre. Par exemple, comment ai-je pu consacrer du temps à la Nuit de Georges, et former quelques espoirs de succès (vite douchés)? Ayant rapidement relu le début (à fin de future auto-publication), je me suis rendu compte que là aussi un peu de chirurgie esthétique n'y suffirait pas, qu'il faudrait tout démembrer et tout reconstruire.
Je me rends compte de l'impasse littéraire dans laquelle je m'étais enfermé, en faisant le choix de tout raconter par les mots de "Georges", un être assez piteux finalement, sans intérêt, qui ne pouvait donner qu'un livre piteux et sans intérêt. Mais il faut le lire comme une farce ("une blague à chaque page"), comme la caricature de ce que je craignais de devenir. Cela parle en réalité du "jeune professionnel", en début de cycle.
Je m'étonne aussi que ce que j'ai produit ait presque toujours été de l'ordre du comique (on pourrait citer la Vie amoureuse de Sherlock Holmes, ou même le Grand réveil), sauf ces brèves peut-être. C'est comme si je n'osais pas écrire un livre sérieux dont je serais moi-même le narrateur.

mercredi 9 janvier 2013

Ils se prirent tous à pleurer

Je repensais à ces scènes étonnantes, découvertes dans quelques extraits des mémoires de Joinville (cités par Jean Richard, L'Esprit des croisades), quand il nous décrit ces chevaliers pleurnichant à l'évocation des combats, Saint Louis (quel étrange chef de guerre!) consolant Joinville, cédant aux larmes du rude combattant de Damiette et de la Mansourah!
"Il n'y en avait aucun là qui n'eût ses proches amis en prison; aussi nul ne me reprit, mais ils se prirent tous à pleurer"
"Au moment où j'étais là, le roi se vint appuyer sur les épaules, et me tint ses deux mains sur la tête (...) et je reconnus que c'était le roi à une émeraude qu'il avait au doigt."
"Après ces paroles, je commençai à pleurer très fortement, et le roi me dit que je me tusse, et qu'il leur donnerait tout ce que je lui avais demandé." 
Jamais nous n'aurions pu imaginer une telle sensiblerie, tant nous sommes marqués par Ivanhoé, par la Légende des siècles, par tous les films successifs! Nous imaginons ces chevaliers inflexibles et sombres. D'ailleurs, nous avons banni les sanglots des cénacles politiques ou économiques. Avec quel mépris jugerions-nous des dirigeants qui pleureraient dans des lieux de pouvoir aussi décisifs que le conseil de Saint Louis, par exemple dans la "situation room" de la Maison blanche, quand se joue le sort de l'Occident!

mardi 8 janvier 2013

Tandis que j'ai poursuivi mon chemin

Une brève halte en gare d'Aigle (Suisse) m'a rappelé un "condisciple" d'autrefois, mort il y a quelques années, avant ses trente ans. Nous nous étions recroisés dans le train partant de Genève, et même si nous ne nous connaissions guère, nous avions passé le trajet à discuter ensemble; puis il était descendu à Aigle, où vivait un de ses oncles, tandis que j'ai poursuivi mon chemin. 
C'était quelqu'un de tout à fait hors norme, à notre échelle d'alors et même au-delà, toujours prêt à courir de grands risques, toujours revenu d'une aventure improbable, d'une traversée de la Russie par exemple, et nullement intéressé par nos plans de carrière répétitifs. Il aurait pu devenir un patron aventurier, un émule de Richard Branson; son originalité le condamnait à un destin exceptionnel.
Il est ainsi l'un des seuls que je connaisse dans ma génération à avoir effectué un service volontaire dans l'armée, 18 mois dont 12 d'entraînement et de service dans un commando de marine. Je me demande s'il ne revenait justement pas de permission, et ne m'avait pas raconté quelques anecdotes militaires, tandis que le train nous emmenait par les bords du lac, dans une merveilleuse lumière printanière - conversation dont je n'ai hélas rien noté, interrompue sans doute par la contemplation des montagnes, des coteaux reverdissant, des sillages s'agrandissant à la surface de l'eau (même si ce paysage est une reconstruction ultérieure de la mémoire, qui osera dire que je mens?).
Sa mort elle-même, dans les rapides d'une rivière écossaise en crue, avait profondément frappé les esprits - autant que la spectaculaire défenestration d'une autre connaissance, peut-être sous l'emprise de la drogue, dans une lointaine ville asiatique - suicide dont j'ai parlé "avec cœur" en des temps anciens, et auquel je repense parfois, au détour d'un nom ou d'un article.

Plus étonnant encore, personne n'a pris la peine ou n'a eu le courage de supprimer son profil des réseaux sociaux, ni bien sûr de continuer à le mettre à jour (ce serait toutefois une expérience curieuse). Par conséquent, il apparaît encore parmi les amis, reçoit peut-être des demandes de mises en relation, etc... C'est comme si l'éternité numérique avait piégé sa forme intacte dans d’indéchiffrables connexions, momie surgissant à la première recherche, hantant les serveurs de la Silicon Valley - plus sûrs registres que le marbre de sa tombe ou que mes fragiles souvenirs!

samedi 5 janvier 2013

Théorie de l'information (2)

Qualité imprévue de la Théorie de l’information, ce livre m'a laissé dans un état de mélancolie que je n'avais pas ressenti depuis des années, quand, à la lecture d'un livre sur les planètes, j'avais compris l'immensité de l'univers et l'étroitesse de l'existence (je devais avoir dix ans). Songeant à la vraie vie comme à ce blog, je constatais l'inanité de mes rêves, de mes vagues envies, de mes problèmes avec della Rovere, au moment où se crée un monde parallèle qui dédouble notre propre monde. Cette impression d'être dépassé, "à la masse", face aux développements fascinants des technologies. C'est de ce sujet (presque) uniquement qu'il faudrait parler! Rien d'autre ne restera de notre époque, pour les générations futures, aucune de nos convulsions politiques ou de nos médiocres créations artistiques.
Le livre est bien meilleur surtout dans la troisième partie ("2.0"), quand il quitte enfin son sujet pour s’aventurer dans les rivages inconnus de l'univers numérique, la grande vision poétique et mystique, qui donne tout son sens à la "théorie de l'information". Par exemple, le piratage de Facebook, le dialogue avec la vie extraterrestre, ou cette fascinante phrase au détour de réflexions futuro-philosophiques: "J'ai entendu parfois, dans des fragments de code, les premiers pas d'un être immatériel et tout-puissant."

vendredi 4 janvier 2013

Contrôle technique

Il s'est regardé sans complaisance dans le miroir; il a longuement observé les épaules rentrées, le corps piriforme, les fesses affaissées... Pendant cette inspection lui sont aussi revenues les remarques d'autrefois, comparaisons avec Quasimodo, injonctions à se tenir droit, réactions fortuites de tel ou telle (autant de remarque que l'on inflige sans cesse à l'adolescent, mais que l'on épargne à l'adulte par politesse ou par crainte d'un retour bien senti!). Comme il aurait néanmoins dû écouter ces voix qui lui disaient "pour son bien" de marcher droit, de courir, de nager, de se redresser... Car un peu de chirurgie esthétique ne suffirait pas: il faudrait tout démembrer et tout reconstruire; il faudrait une métempsychose pour parvenir à un résultat passable!
Il se remémore ses maigres succès; il se demande ce qu'ont pu lui trouver les grecques, les allemandes, les belges, les triples buses, et les filles de médecins: par quel artifice secret - déployé involontairement - ont-elles été séduites, ou quelles mystérieuses lunettes ont modifié leur vision? Cherchaient-elles un tremplin vers autre chose, ou une planche de secours (pourtant bien inefficace) dans un naufrage temporaire, un coup rapide faute de mieux? Si seulement l'une de ces hypothèses était la bonne, il comprendrait, il aurait quelque sympathie pour son passé. Mais c'étaient de violentes passions, qui l'avaient laissé désarmé. Qu'avaient-elles donc bien vu en lui que refuse de réfléchir ce stupide miroir?
Ou alors, improbable possibilité, se seraient-elles illusionnées sur sa "beauté intérieure"? (lol).

mercredi 2 janvier 2013

Théorie de l'information

Impressions à mi-chemin sur la Théorie de l'information*, livre sans doute un peu trop long, hésitant entre biographie réelle (pourquoi ne pas l'assumer franchement?) et fiction trop séquentielle. Mais c'est un sympathique documentaire sur une époque proche et pourtant déjà considérablement antique, avec ses noms de marques effacés de nos mémoires, altavista, caramail, wanadoo - sans parler du minitel, objet plus mystérieux désormais que les attirails exhumés dans le tombeau de Toutankhamon.
Et il est plaisant de sortir des histoires d'artistes ou de couple pour enfin lire une aventure économique (cela me rappelle qu'à une époque je voulais écrire des nouvelles sur le monde des affaires: ce serait assez novateur) - par exemple les nombreuses saillies contre le capitalisme d’État à la française, auxquelles un auteur plus parisien et plus "traditionnel" n'aurait sans doute pas songé, ou qu'il aurait refoulées: "Programmées par la Cinquième république pour faire rayonner la France à travers le monde [Alcatel, Matra, Thomson] étaient désormais considérées comme des enjeux strictement locaux par les députés et les maires où étaient situées leurs usines historiques (...). On invoquait le patriotisme économique d'un côté, et de l'autre la concurrence infernale des pays à bas coût. Mais on savait qu'à l'exception de quelques secteurs stratégiques, l'industrie française des communications n'existerait bientôt plus."
On sent chez l'auteur l'influence profonde de Houellebecq: citations de Wikipedia, apparitions de personnages réels (Séguéla, Messier, etc.) et de son double, ou cet amusant passage sur le velux tout droit sorti d'un dépliant commercial: "Les velux se composaient d'un châssis, qui s'encastrait dans la continuité oblique de la toiture, et d'un double vitrage pivotant qu'on pouvait orienter dans toutes les directions: jusqu'à disparition du verre dans l'alignement du regard, jusqu'à l'inversion des faces intérieure et extérieure, à des fins de lavage. un store coulissant en tissu permettait enfin de contrôler l'éclairage dispensé."

Quant aux fumeux passages sur la "théorie de l'information", appelés Steampunkt, Cyperpunkt et Biopunkt (encore un auteur qui utilise l'allemand pour avoir l'air plus sérieux...), ils sont illisibles et prétentieux.