lundi 4 février 2013

Tomates perdues

Ouvert le livre déjà cité de Baudouin de Bodinat (La vie sur Terre), puis refermé rapidement avec colère. Quel gâchis (au delà des 20€ que j'aurais pu dépenser bien autrement)! Quel gâchis d'avoir un si beau style, qui transparaît dans quelques phrases magnifiques*, mais de ne l'utiliser que pour répéter que "le monde va mal", que "c'était mieux avant" et que "tout va mal se finir". Je ne lui reproche même pas son pessimisme, car l'optimisme systématique est tout aussi méprisable et stérile; mais je lui reproche de se complaire dans le constat désabusé au lieu de réfléchir aux causes et aux solutions.
Il confond son propre déclin avec le déclin du monde*, évoquant pêle-mêle l’industrialisation et la commercialisation de la vie, le nucléaire, l'affaire de la vache folle - autant de préoccupations typiques des années 1990 durant lesquelles il a écrit ce livre. J'imagine sans difficulté quelle jouissance il trouverait à recenser les nouveaux problèmes de notre époque: la poursuite du réchauffement climatique, les subprimes et la crise de la dette souveraine, le terrorisme islamiste, les ravages des réseaux sociaux...
De même que tout peut se transformer en récit absurde, tout peut se transformer aussi en récit décliniste; j'aimerais seulement que ce monsieur me dise quelle serait l'époque de référence où tout allait mieux. Trente ans avant la rédaction de son livre, le monde risquait une destruction atomique; soixante ans avant, l'humanité se déshonorait à tout jamais dans les camps de concentration; quatre-dix ans avant, l'Europe envoyait "fleur au fusil" sa force vive à la boucherie; et je ne parle même pas des époques antérieures, exploitations, privations, frustrations en tout genre - dont il ne reste certes que des monuments grandioses et de délicieuses œuvres d'art.
Pour prendre un exemple concret, le goût des tomates dont l'auteur a la nostalgie (c'est une sorte de récrimination universelle; il faut dire que la tomate contemporaine est vraiment devenue la caricature du non-produit, sans goût, sans odeur, auquel ne reste qu'une apparence parfaite!): à quelle époque mangeait-on ces fameuses tomates, et qui les mangeait? Il suffit de lire les mésaventures culinaires de Baudelaire ou de Huysmans* pour comprendre que l'ordinaire était plutôt de la semelle arrosée de sauce infâme, de soupe à l'eau, de piquette et d'intoxications alimentaires.
Je pense pourtant que la France a vraiment connu cet âge d'or où la modernité n'avait pas encore dénaturé les vestiges du passé, où des produits encore artisanaux atteignaient les grandes villes, où la crise et les épidémies épargnaient les hommes (mais s'en rendait-on compte alors?): la France des années 60, entre la fin de la guerre d'Algérie et le début du choc pétrolier - qui correspond sans doute à la jeunesse de l'auteur. Mais il faut être sérieux: ailleurs qu'en Occident, ce fut une époque atroce, révolutions culturelles, effondrement des rêves tiers-mondistes, dictatures en tout genre... N'a-t-il donc aucune décence?


*: par exemple: "Pour s'agréger chacun doit exagérer sa médiocrité: on fouille ses poches et l'on en tire à contrecœur la petite monnaie du bavardage: ce qu'on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l'on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation; et encore ces insignifiances sont à la condition d'un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu'il y a entre nous, la déconcertante évidence que n'avons rien à nous dire; et c'est exact." (mais qui aurait envie d'engager une conversation avec lui, de se lancer dans une fréquentation aussi pesante, désespérante?).