mardi 25 juin 2013

Sonneur d'alarme

L'énergie que mettent les Etats-Unis à traquer Edward Snowden me paraît totalement démesurée - et contre-productive pour leur image*, si c'est encore quelque chose qui les intéresse. Les Etats-Unis savent très bien que la ligne rouge avait été franchie (depuis longtemps), et auraient dû s'attendre à ce qu'un "sonneur d'alarme", au mépris de son propre avenir, signale au monde et à son pays ce genre d'agissements. D'ailleurs, je ne suis guère surpris par les révélations, à peine choqué: au lieu de nier les évidences, les États-Unis feraient mieux d'assumer franchement leurs actes. Un système de contrôle démocratique sérieux, qui aurait validé ou non le contrôle effectué sur le monde entier, aurait évité à Edward Snowden d'avoir à agir ainsi.
Cet homme est un espoir pour le XXIe siècle, un héros de la transparence, une fierté pour l'humanité. Et je ne me fais guère de souci pour lui: tôt ou tard (sans doute plus tard que tôt), il sera réhabilité et considéré comme un héros par ceux-là mêmes qui le traquent aujourd'hui.

Printemps

J'étais furieux des récentes manifestations au Brésil, craignant qu'elles ne détournent l'attention du monde sur les graves déchirements que connaît la Turquie - et les autorités turques n'ont bien sûr pas manqué de faire diversion en rapprochant les différents événements. Mais, finalement, la comparaison est plus intéressante qu'il n'y paraît, et se retourne largement contre ses instigateurs: la différence de traitement de la situation par les autorités brésiliennes et par les autorités turques est criante, cruelle. D'un côté, des tentatives d'apaisement (certes pour l'instant infructueuses), de l'autre, une excitation perpétuelle, des accusations fantasques, et des atteintes aux droits à tous les niveaux... Quelle sévère leçon politique!

D'ailleurs, cette affaire a eu le mérite de faire réfléchir tout le monde sur ce qu'est réellement une démocratie, ce qui rend l'utilisation de la force légitime ou non, comment doit fonctionner l’équilibre des pouvoirs, comment l'information doit être laissée libre, etc. (voir, entre beaucoup d'autres, l'excellent article de The Economist sur le "majoritarisme" et les "démocraties-zombies"). C'est un enseignement qui ne serait pas inutile pour la France, où le fait majoritaire étouffe souvent le reste du débat, à la différence de pays plus habitués aux coalitions et aux compromis.

Plus fondamentalement, je me suis soudain demandé si nous ne faisions pas fausse route en considérant les mouvements arabes ou turcs comme plus sérieux que les mouvements des indignés espagnols ou brésiliens. Le fait qu'ils interviennent dans des dictatures ou dans des démocraties douteuses nous les ont rendus bien plus crédibles, plus essentiels aussi. Pourtant, est-ce que nous n'exagérons pas la dimension libertaire de ces mouvements, aux dépends de leur dimension "socio-économiques"? Les Brésiliens se révoltent contre la corruption et le clientélisme, paraît-il, mais n'en est-il pas de même à Istanbul, à Madrid, à Grenade, en Italie, ou à Tunis?
Par exemple, s'il n'y avait pas eu le vaste système de prédation organisé par le clan Ben Ali, aurait-on seulement vécu une "révolution du jasmin", ou est-ce que les Tunisiens auraient pu s’accommoder d'un système autoritaire, mais économiquement juste (si toutefois un tel système peut exister sur le long-terme)? Un autre exemple: ce n'est pas tant la destruction des maigres arbres du parc Gezi qui a provoqué une étincelle, mais plutôt le contexte affairiste louche qui entoure les multiples opérations immobilières que connaît Istanbul, les soupçons d'enrichissement d'une certaine classe politique... le "Sud" dans toute sa splendeur!

samedi 22 juin 2013

Pourquoi pas? Mais pourquoi?

Ai lu le Dernier voyage à Buenos aires* de Louis-Bernard Robitaille, un livre qui avait longtemps traîné sur ma table de nuit, que j'ai emporté au hasard, et que l'attente à l'aéroport m'a forcé à ouvrir, une fois épuisées les habituelles distractions. Je l'ai lu dans le désordre, ne pouvant plus me soumettre à la narration imposée par les auteurs* (une bonne leçon pour l'avenir!), mais je crois l'avoir lu en entier, et j'ai plutôt bien aimé le livre, son écriture linéaire et subtilement entraînante.
Pour le fond de l'histoire: pourquoi pas? mais pourquoi? C'est un apprenti écrivain qui rencontre une mystérieuse allemande blonde... bien sûr fille de nazi! Tout cela sent le Paris des années 60, la rive gauche, les soirées avinées (on se croirait dans un Maigret! par exemple, pour la soirée de retrouvailles: deux whiskies chacun, des médicaments contre l'angoisse, une bouteille de rosé dans le restaurant chinois, puis encore du rosé place Saint Sulpice!). Ce côté "parigot" est un peu décevant, venant d'un écrivain d'origine canadienne dont on aurait pu attendre bien autre chose.
L'édition par la maison Noir sur Blanc (l'objet livre) est très belle, avec cette prometteuse première page rouge. Et il y a de captivants paragraphes, par exemple sur l'arrivée du printemps, ou sur le passage à l'âge adulte - "Comme un tas de gens en somme, je suis passablement bidon à l'intérieur, et le vernis socio-culturel peut craquer à tout moment. Mais si je joue ma partie avec prudence et bon sens, la carapace avenante tient le coup et je fais bonne figure dans les salons, les antichambres et les bars, pour peu qu'il s'agisse de terrains balisés. Je ne suis presque plus jamais seul: j'évolue à l'intérieur d'un réseau invisible où de vagues relations mondaines, de modestes alliances et de vieilles habitudes de comptoir me servent de garde-fou. Mon surmoi est en voie de solidification*, même si à l'intérieur l'oisillon malingre et déplumé a toujours peur du noir, du silence et des espaces vides. Je donne le change." - extrait que j'ai médité lors de cette conférence professionnelle où, comme tout le monde, j'essayais de tenir honnêtement mon rôle.

En refermant le livre, je me suis dit que le choix (largement imposé) d'une vie laborieuse, à défaut d'une belle vie consacrée entièrement à l'écriture, n'était pas si mauvais - que j'aurais probablement fini par m'épuiser sur la traduction de "navrantes autobiographies de politiciens, de sportifs, de people" (comme le narrateur), et que toutes les expériences que j'amasse, souvent obscures et routinières, me maintiennent dans un semblant d'existence réelle, m'obligent à une approche non touristique de la vie, et m'offriront peut-être la matière de futurs livres inspirés - dans des territoires inexplorés!

jeudi 20 juin 2013

Réelle expérience italienne

Oublions un instant les problèmes mondiaux et personnels, et reportons notre attention sur cette stupide publicité pour le café Lavazza. Devant le palais des doges, un couple en tenue de gala, qui buvait tranquillement son café, s'est laissé surprendre par l'aqua alta. L'eau leur monte jusqu'aux genoux (ce qui pose d'ailleurs un problème de perspective avec la nymphe à la tasse de café), mais il leur en faudrait plus pour interrompre cette "réelle expérience d'espresso italien".
Je ne vois pourtant pas ce que cette expérience pourrait avoir d'agréable. Sentir monter l'eau verte et froide de la lagune (ce qui ajoute le diurétique à l'effet laxatif du café), deviser fesses mouillées au milieu des touristes chancelant sur leurs planches, repartir tant bien que mal jusqu'à une chambre lointaine, dans des chaussures transformées en éponges... Autre détail curieux: il n'y a qu'une seule tasse: s'ils l'ont partagée, "l'expérience" a dû être limitée (surtout s'il s'agit de l'espresso très court que l'on sert en Italie); sinon, on imagine que l'expérience n'est que pour l'un des deux, et que l'autre doit être en train de penser aux vêtements de prix qu'il faudra jeter, au froid qui arrive, à la perspective de rentrer urgemment (pour les raisons susmentionnées)! Mauvais plan.

*

Comme s'il fallait me rassurer et me convaincre que cette photo n'était pas la plus ridicule de l'endroit, j’aperçois en me retournant une grotesque publicité pour Versace. Dans une robe de chambre chamarrée entrouverte par un vent léger, un homme musclé présente un énorme paquet... ah non, c'est un parfum.

*

Et je rouvre ce post afin de signaler que Lavazza avait fait bien plus fort autrefois, avec une belle femme présentée sur un plat de spaghetti, dans un paysage toscan presque botticellien - expérience finalement plus alléchante qu'un café humide sur la Piazzetta et plus proche de ce que l'on attend de l'Italie...

mercredi 19 juin 2013

Une autre forme de malédiction...

Relisant dernièrement quelques documents sur "Rimbaud après Rimbaud"* (les différentes péripéties en Allemagne, à Java, Harar, Aden, "Charlestown", les rares photos, les fausses pistes, etc.), je me suis pris à imaginer ce qui serait advenu de lui s'il avait vécu à notre époque. 
Il n'aurait probablement jamais pu passer inaperçu, et les services secrets auraient tôt fait de retrouver sa trace sous motif de lutte anti-terroriste (n'a-t-il pas déserté l'armée néerlandaise?). Il aurait été "taggé" sur quelques pages facebook de femmes d'expatriés, permettant à ses amis parisiens de se tenir mieux au courant. Parfois, Paul Verlaine aurait pris un charter pour le retrouver sur
la mer rouge, à Hurghada ou Charm-el-cheikh, au milieu des touristes allemands et russes. Curieux "poètes maudits"! ou aurait-ce été une autre forme de malédiction?

Mais je ne sais même pas s'il faudrait en exprimer le moindre regret, ou en tirer des conclusions hâtives sur le monde contemporain. Après tout, les mots immortels auraient été rédigés - n'est-ce-pas? -; ils circuleraient aussi présents qu'aujourd'hui, inchangés, insurpassables par les générations ultérieures. Pourquoi s'importuner de jolies légendes?

dimanche 16 juin 2013

Et c'est ainsi que Don Quichotte devient un chevalier

Joie de découvrir ce matin un opus encore inexploré de Simon Leys! Je l'avais acheté il y a fort longtemps, mais, depuis, il avait été enseveli sous la pyramide de livres qui se construit lentement sur ma table de nuit...
 
Dans l'essai intitulé "L'imitation de notre seigneur Don Quichotte":
Quand un individu agit exactement comme un grand homme, quelle différence y a-t-il encore entre lui et un grand homme? On se comporte comme un poète quand on écrit des poèmes (...). Pour agir en chevalier, il faut penser et sentir comme un chevalier.
Si Don Quichotte avait simplement été fou, ou s'il avait joué la comédie, nul ne se souviendrait de lui, observe Van Doren: "Si aujourd'hui encore nous continuons à parler de lui, c'est parce que nous avons le sentiment qu'en fin de compte il est vraiment devenu un chevalier."
"L'homme est un animal qui se façonne des images de lui même et puis finit par ressembler à l'une
d'elles." Iris Murdoch a formulé cette remarque dans un contexte différent, mais elle identifie très précisément un trait fondamental de la nature humaine. C'est ce trait qu'a incarné Don Quichotte de la façon la plus mémorable - et c'est cela qui donne au roman de Cervantès sa portée universelle.
A la différence de Don Quichotte, toutefois, la plupart du temps nous n'avons guère la possibilité de choisir nous-mêmes les personnages qu'il nous va falloir incarner. Ce sont les circonstances de la vie qui se chargent de la distribution des rôles; ces rôles nous sont imposés de l'extérieur, on nous dicte nos répliques, on nous souffle nos mouvements de scène. Roberto Rossellini en a donné une illustration frappante dans un des derniers films de sa carrière, Le général Della Rovere (1959). Un escroc à la petite semaine, en Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est arrêté par la Gestapo et forcé de se faire passer pour un prestigieux chef de la Résistance, le général Della Rovere [!], afin de soutirer les secrets de certains prisonniers politiques. Mais l'imposteur joue son rôle de façon si convaincante que les autres prisonniers finissent par le prendre pour guide et modèle. Ainsi, il est progressivement amené à vivre au-dessus de lui-même, pour correspondre à l'image qu'a créée leur attente. Finalement, il refuse de tromper leur confiance; on le met devant un peloton d'exécution, et il meurt en héros. Il est vraiment devenu le général Della Rovere.
En ce qui nous concerne, la vie nous offre rarement de scenarios aussi dramatiques. D'habitude; les rôles qu'il nous faut jouer sont plus humbles et ordinaires - ce qui ne veut pas dire qu'ils sont moins héroïques. Pour nous aussi, nos compagnons de captivité ont des exigences extravagantes et peuvent nous forcer à incarner des personnages dont l'envergure dépasse largement nos capacités naturelles. Ainsi, nos parents attendent de nous que nous soyons des fils et des filles, nos enfants attendent de nous que nous soyons des pères et des mères, nos conjoints attendent de nous que nous soyons des maris et des femmes - et aucun de ces rôles n'est léger ni facile. Ils sont lourds de risques et de défis, d'épreuves, d'angoisses, d'humiliations, de victoires et de défaites.
A l'interrogation fondamentale de l'homme; pourquoi Dieu ne nous parle-t-il jamais directement? pourquoi ne pouvons-nous jamais voir son visage?, C.S. Lewis a donné une réponse saisissante: comment Dieu pourrait-il nous parler face à face, tant que nous n'avons pas de face?
Quand nous faisons notre première entrée sur la scène de la vie, c'est comme si on nous avait seulement donné des masques correspondant à nos rôles respectifs. Si nous jouons bien notre personnage, ce masque finit par devenir notre vrai visage. Et c'est ainsi que Don Quichotte devient un chevalier, le médiocre escroc de Rossellini devient le général Della Rovere - et chacun de nous peut enfin devenir qui il devait être.
 
Il y a une image similaire dans le Bûcher des vanités de Tom Wolfe - un paragraphe que je rumine depuis des années - quand le père du héros meurt et que le héros comprend la nature de la paternité: on a collé un jour sur un grand enfant l'étiquette de "père", et pendant des années il s'y est conformé avec application et gravité; seule l'approche de la mort lui permet de se libérer de ce fardeau, de redevenir cet enfant qu'il n'avait jamais cessé d'être.
J'ai cherché ce passage mais je ne l'ai pas trouvé. Peut-être est-ce dans un autre livre?

samedi 15 juin 2013

Gezi Parkı (3)

Maintenant que la fumée des gaz lacrymogènes s'est dissipée, ou s'est maintenue pour si longtemps que nous nous y sommes habitués, l'impact de ces manifestations et de leur répression devient plus clair. Au niveau national, le gouvernement et l'AKP en sortiront inaltérés, peut-être même renforcés, mais au niveau international, c'est sans doute pour eux (et pour la Turquie) une triste défaite.
Ce ne sont pas tant les images des "violences policières" qui sont choquantes; après tout, l'AKP a raison de rappeler que toutes les démocraties ont besoin, parfois, de disperser des manifestations par la force (protestations lors du G8, occupation de Notre-Dame des Landes, indignés, etc.). Le plus inquiétant est tout ce qui s'est déroulé en marge des événements principaux: journalistes emprisonnés, twitteurs/blogueurs inquiétés, télévisions censurées ou auto-censurées, avocats poursuivis jusque dans dans leur palais de justice, pratiques de désinformation grotesques (même si les manifestants, dans le feu de l'action, n'en ont pas été non plus exempts)... Et les habituels "travers levantins": incapacité au compromis, paranoïa et multiples théories du complot.
Le gouvernement turc a terni pour longtemps l'image de la Turquie, l'a stupidement isolée alors qu'elle devrait être un phare de l'ancien monde (ceci dit, la 'realpolitik' reprendra vite ses droits, surtout si une intervention en Syrie se précise). Il ne se trouvera plus personne en Europe pour défendre la cause de son adhésion (ils n'étaient déjà guère nombreux). Plus grave, c'est le concept d'un parti "islamiste modéré" qui n'est définitivement plus recevable - hélas, car on aimerait y croire comme une construction possible, raisonnable, et je me souviens parfaitement des illusions de mes amis tunisiens, prompts à vanter en toute bonne foi le "modèle turc"!

samedi 8 juin 2013

A défaut de brillance

Évoquant le choix des stagiaires, un collègue me raconte que sa précédente entreprise (un cabinet d'avocat, je crois) ne recrutait jamais les deux-trois meilleurs candidats, mais contactait de préférence celui ou celle qu'elle jugeait comme le quatrième, le cinquième...
Les premiers, m'explique-t-il, finissaient souvent par avoir d'autres offres plus intéressantes, faisaient patienter, voire ne se présentaient pas le premier jour de leur stage - et, s'ils venaient, ils s'attendaient à être traités en avocats "seniors", rechignant à la tâche. Alors que les suivants nous étaient immédiatement reconnaissants, travaillaient avec ardeur (à défaut peut-être de brillance) pendant toute la durée impartie, et, finalement, n'avaient vis à vis de nous que des exigences raisonnables, aisément contentées

*

Sans doute faudrait-il que j'adapte mes cibles à cette stratégie... Plus modestement, sans doute faudrait-il admettre que nos plus grands succès dans la vie sont en réalité le résultat de seconds choix effectués par les autres, résignés à ne pas pouvoir obtenir mieux.
 

dimanche 2 juin 2013

Gezi Parkı (2)

Les constantes "remises d'huile sur le feu" de Recep Tayyip Erdoğan en disent long sur le personnage, bien plus que les violences policières (au risque de passer pour un cynique, j'imagine que les policiers ont, en réalité, procédé comme ils le font habituellement face aux militants des droits de l'homme, aux kurdes, aux autres - sauf que cette fois-ci les regards ne se sont pas pudiquement détournés). Manifestants présentés comme "quelques hippies marginaux", annonce de la construction d'une mosquée, accusations irrationnelles sur les dangers de Twitter* (certes bien dangereux pour lui - et la complaisance (censure ou auto-censure?) de certains médias turcs est une véritable honte!), etc. 
Vu de loin, il semble à moitié fou. Vu de près sans doute aussi (si je prends pour indices les déclarations pacificatrices du président Gül, du vice-premier ministre Arinç (un bluff?), ou le message clair et engagé de l'ambassadeur américain*). J'espère que cela ouvrira les yeux de l'étranger et surtout des électeurs turcs.

PS: à propos, qu'en dit la brillante diplomatie française, phare du monde? Rien de très visible... Ah si, une interview de Laurent Fabius qui appelle les autorités turques à "faire preuve de retenue". Quelle indécence! Nous aurons décidément toujours dix trains de retard.

samedi 1 juin 2013

Gezi Parkı

Passionnants développements, dans toute la Turquie et maintenant dans toute l'Europe, des événements autour du parc Gezi et de la place Taksim - dont je m'informe en continu grâce à Twitter (un média dont je n'avais pas vraiment vu jusqu'ici l'intérêt, et qui me paraissait une tribune superflue pour des politiciens en quête de battage médiatique, ou pour des "serial-twitteurs" intempestifs). Certains s'y enthousiasment et annoncent une révolution, un "printemps turc" - mais les situations semblent différentes.
Car à la différence des pays arabes qui ont connu leur printemps, et malgré les récentes dérives anti-libertaires, la Turquie demeure un pays démocratique et l'AKP a la légitimité des urnes. Les élites urbaines ont raison de manifester, mais il leur faut désormais fédérer autour d'elles une majorité, constituer des partis, remporter des élections, au lieu de s'échauffer sur les réseaux sociaux. Ce ne sera pas une tâche facile, tant l'opposition officielle semble impuissante, payant cher ses connivences passées avec l'ordre militaire (remarque éloquente d'une twitteuse: "ils ont remplacé l'armée par la police"!)
Les manifestants semblent pouvoir gagner à court-terme sur la question du parc (querelle de voisinage remportée avec des arguments de bon sens), mais les problèmes vont bien au-delà. Il faut qu'il parviennent à défendre leur mode de vie, leur existence, face aux désirs de la majorité. Si le mouvement demeure une "révolution facebook", nous assisterons à "l'éternel retour du même" (un État policier corrompu qui s’accommode de l’islamisme, un islamisme qui s’accommode de l’État policier corrompu), et, de la part d'une jeunesse désabusée, nous retrouverons encore une fois la même réaction ambivalente sur le monde politique, que l'on voudrait changer sans pour autant se résoudre à s'en mêler - protestations vaines des blogueurs du dimanche. Puis, finalement, il ne restera plus aux "résistants de Gezi" qu'à partir (s'ils le peuvent) ou qu'à se taire, leur pays devenant un vaste trou noir où plus personne ne se rendra, dont plus rien ne filtrera que des témoignages alarmants courageusement arrachés au silence - un pays effacé de la carte du monde contemporain*.
Il me tarde d'aller juger de tout cela sur place, à l'ombre des arbres du parc Gezi ou de ce qu'il en restera (j'avoue ne l'avoir jamais vraiment remarqué quand je me rendais place Taksim... la comparaison avec Hyde Park est tout de même un peu osée!).


PS *: c'est déjà, largement, le cas de l’Égypte (heureusement pas encore de la Turquie); et il est à cet égard frappant de constater que, parmi mes amis d'étude, beaucoup sont allés en Asie du Sud-Est ou en Amérique latine et très peu dans le monde musulman (j'ai fait l'inverse), et que les seules villes arabes fréquentées par les "hypernomades" sont Beyrouth et les cités de pacotille du Golfe persique; le reste n'existe quasiment pas pour eux. C'est comme si, pour employer une image malheureuse, toute cette partie du monde s'était couverte d'une burqa, s'effaçant volontairement au regard des autres pays, rendant impossibles toutes les possibilités de dialogue fécond. Et au lieu de crier à la guerre de civilisations ou au complot de l'Occident contre l'Islam (comme si nous vivions encore à l'époque des croisades ou de l’Église triomphante!), les peuples arabes devraient être interpelés par cette situation qu'ils sont les seuls à connaître, constater cet isolement qui ne peut qu'aggraver les crises sociales et économiques, réagir: la "guerre de civilisation" est en eux, sa résolution aussi - mais, d'ici, on tarde à en voir les prémices; on n'entend que les échos d'effondrements successifs.