Joie de découvrir ce matin un opus encore inexploré de Simon Leys! Je l'avais acheté il y a fort longtemps, mais, depuis, il avait été enseveli sous la pyramide de livres qui se construit lentement sur ma table de nuit...
Dans l'essai intitulé "L'imitation de notre seigneur Don Quichotte":
Quand un individu agit exactement comme un grand homme, quelle différence y a-t-il encore entre lui et un grand homme? On se comporte comme un poète quand on écrit des poèmes (...). Pour agir en chevalier, il faut penser et sentir comme un chevalier.
Si Don Quichotte avait simplement été fou, ou s'il avait joué la comédie, nul ne se souviendrait de lui, observe Van Doren: "Si aujourd'hui encore nous continuons à parler de lui, c'est parce que nous avons le sentiment qu'en fin de compte il est vraiment devenu un chevalier."
"L'homme est un animal qui se façonne des images de lui même et puis finit par ressembler à l'une
d'elles." Iris Murdoch a formulé cette remarque dans un contexte différent, mais elle identifie très précisément un trait fondamental de la nature humaine. C'est ce trait qu'a incarné Don Quichotte de la façon la plus mémorable - et c'est cela qui donne au roman de Cervantès sa portée universelle.
A la différence de Don Quichotte, toutefois, la plupart du temps nous n'avons guère la possibilité de choisir nous-mêmes les personnages qu'il nous va falloir incarner. Ce sont les circonstances de la vie qui se chargent de la distribution des rôles; ces rôles nous sont imposés de l'extérieur, on nous dicte nos répliques, on nous souffle nos mouvements de scène. Roberto Rossellini en a donné une illustration frappante dans un des derniers films de sa carrière, Le général Della Rovere (1959). Un escroc à la petite semaine, en Italie à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est arrêté par la Gestapo et forcé de se faire passer pour un prestigieux chef de la Résistance, le général Della Rovere [!], afin de soutirer les secrets de certains prisonniers politiques. Mais l'imposteur joue son rôle de façon si convaincante que les autres prisonniers finissent par le prendre pour guide et modèle. Ainsi, il est progressivement amené à vivre au-dessus de lui-même, pour correspondre à l'image qu'a créée leur attente. Finalement, il refuse de tromper leur confiance; on le met devant un peloton d'exécution, et il meurt en héros. Il est vraiment devenu le général Della Rovere.
En ce qui nous concerne, la vie nous offre rarement de scenarios aussi dramatiques. D'habitude; les rôles qu'il nous faut jouer sont plus humbles et ordinaires - ce qui ne veut pas dire qu'ils sont moins héroïques. Pour nous aussi, nos compagnons de captivité ont des exigences extravagantes et peuvent nous forcer à incarner des personnages dont l'envergure dépasse largement nos capacités naturelles. Ainsi, nos parents attendent de nous que nous soyons des fils et des filles, nos enfants attendent de nous que nous soyons des pères et des mères, nos conjoints attendent de nous que nous soyons des maris et des femmes - et aucun de ces rôles n'est léger ni facile. Ils sont lourds de risques et de défis, d'épreuves, d'angoisses, d'humiliations, de victoires et de défaites.
A l'interrogation fondamentale de l'homme; pourquoi Dieu ne nous parle-t-il jamais directement? pourquoi ne pouvons-nous jamais voir son visage?, C.S. Lewis a donné une réponse saisissante: comment Dieu pourrait-il nous parler face à face, tant que nous n'avons pas de face?
Quand nous faisons notre première entrée sur la scène de la vie, c'est comme si on nous avait seulement donné des masques correspondant à nos rôles respectifs. Si nous jouons bien notre personnage, ce masque finit par devenir notre vrai visage. Et c'est ainsi que Don Quichotte devient un chevalier, le médiocre escroc de Rossellini devient le général Della Rovere - et chacun de nous peut enfin devenir qui il devait être.
Il y a une image similaire dans le Bûcher des vanités de Tom Wolfe - un paragraphe que je rumine depuis des années - quand le père du héros meurt et que le héros comprend la nature de la paternité: on a collé un jour sur un grand enfant l'étiquette de "père", et pendant des années il s'y est conformé avec application et gravité; seule l'approche de la mort lui permet de se libérer de ce fardeau, de redevenir cet enfant qu'il n'avait jamais cessé d'être.
J'ai cherché ce passage mais je ne l'ai pas trouvé. Peut-être est-ce dans un autre livre?