Ai lu dans le désordre le Dictionnaire amoureux de Marcel Proust de Jean-Paul et Raphaël Enthoven* (cette écriture de père et fils donne lieu à quelques échanges assez amusants, désaccords, anecdotes qu'il faut attribuer à l'un ou l'autre - on aurait pu en faire encore davantage dans cette direction!). J'espère que ce livre donnera envie à certains, ne serait-ce que pour briller en société ou en examen, d'ouvrir "la Recherche". Quand je l'avais refermée, j'avais été pris du sentiment d'être le "dernier des Mohicans", d'être parmi les derniers dans ce monde qui aurait lu l’œuvre entière et qui allait en tirer profit - de ressembler à cet émouvant patricien de Carthage recueillant les anciennes idoles que plus personne ne vénérait, les enterrant dans les profondeurs de sa villa en espérant qu'un jour les hommes renieraient leur nouvelle religion (je n'arrive pas à retrouver trace de cette histoire, mais je suis sûr de ne pas l'avoir rêvée).
Bien sûr on pourrait ajouter des milliers d'entrées à ce dictionnaire. J'en aurais au moins ajouté une sur la technologie, car Proust ne fait pas que décrire un univers vieillot rempli de princes et de duchesses, mais évoque avec précision son époque - quoiqu'elle ne soit jamais son sujet principal, évitant ainsi les lourdeurs sociales ou philosophiques de tant de romans tombés en poussière. Il y a des pages entières sur le téléphone (décrites dans le Dictionnaire), sur la voiture, et un passage
magnifique sur la première vision d'un avion dans le ciel de
Normandie (si je ne me trompe pas (?), il n'a toutefois pas évoqué le cinéma). Je suis certain que Proust, s'il avait dû vivre aujourd'hui, aurait su tirer parti des nouvelles technologies et, tout en râlant contre elles, les aurait utilisées comme un parfait 'geek' (ne permettent-elles pas d'exister en société à sa guise sans avoir à échanger ses miasmes, et de s'en retirer facilement par un simple clic de souris?). Dans l'entrée "Skype" les auteurs ont même déniché une phrase où Proust reprend l'idée de "photo-téléphone": "Sa voix était comme celle que réalisera, dit-on, le photo-téléphone de l’avenir: dans le son se découpait nettement l'image visuelle".
Autre chose amusante qui n'avait pas manqué de m'intriguer: dans l'entrée "Invisible et innommée" les auteurs donnent une grande importance à cette mystérieuse "femme de chambre de la baronne Putbus", que le narrateur ne parvient jamais à rencontrer, qui circule dans le récit comme une ombre jamais expliquée, et qui justifierait peut-être à lui seul le titre de la "Recherche"...
Enfin il reste une dernière question: de qui doit-on être amoureux? Sans doute pas du vrai Marcel Proust, dont le personnage est certes touchant mais un peu grotesque (voir, à l'entrée "James Joyce" ou "Bergson" le récit de leur discussion stupide dans une réunion mondaine)... Ni encore moins du narrateur, dont l'un des auteurs souligne à juste titre la fatuité (et qui est par ailleurs singulièrement empoté dans son comportement avec Albertine - diable! pourquoi lui faut-il deux livres pour ne même pas arriver à ses fins! - mais entre temps le chemin ne fut pas désagréable). Les auteurs reprennent l'idée d'un "narra-proust", ni purement narrateur comme personnage de fiction, ni purement Proust comme personnage réel, c'est-à dire plus simplement Proust écrivant, tout le reste n'ayant pas grande importance et pouvant être mélangé sans crainte du paradoxe: "Dès qu'elle retrouvait la parole elle disait: "Mon" ou "Mon chéri" suivis l'un ou l' autre de mon nom de baptême, ce qui en donnant au narrateur le même nom qu' à l'auteur de ce livre eût fait: «Mon Marcel», «Mon chéri Marcel»."