dimanche 1 décembre 2013

Grappins (2)

L'ami auquel je pensais cite un de ses élèves qui, lorsqu'on lui demandait pourquoi un auteur écrivait ses mémoires, répondit que c'était pour se souvenir de sa propre vie - bien davantage que parce qu'elle vaudrait la peine de quelque récit ou qu'elle devrait intéresser quiconque... j'en dirais volontiers autant de ces brèves. L’Alzheimer des mes deux grands-mères m'incite à la plus grande circonspection sur mes capacités futures, et quand viendra le moment où je voudrai m'atteler à des mémoires, où j'aurai vraiment le désir de me retourner, tout aura disparu: les lieux, les noms, les situations, les désirs, les mots... Je vais oublier Istanbul, oublier Della Rovere, oublier Paul Toussaint comme les autres. Ne surnageront que quelques événements insignifiants, peut-être fictifs, incohérents; on m'évoquera mes livres ou mes enfants, mais ce seront d'élégants étrangers qui ne provoqueront dans mon regard aucune émotion.

Qui parlera pour moi des splendeurs de ma vie d'alors, de ses échecs aussi, quand tout sera devenu indifférent sauf l'heure du dîner et le dessin d'un nuage, par la fenêtre? Je serai dans ces pages plus que dans n'importe quelle chambre, et l'on me connaîtra mieux en lisant ces messages qu'en venant me visiter pour de vrai. Ces jours ne seront pas tombés en vain. Je pourrai encore en suivre le déroulement, des années après, sans le secours inefficace du souvenir. Ma vie sera semblable aux ruines de Babylone ou de Samarra, dévorées par le fleuve et par le vent, dunes informes d'où n'émergent que quelques briques plus solides que les autres, mais dont le dessin exact se révèle soudain vu d'en haut, le tracé précis des rues, des jardins, des places publiques, et des temples auxquels j'aurai apporté, jour après jour, mes timides offrandes.