
On peut se reposer sur un cliché du Bosphore, sur les plaisirs de la table, sur quelques notes de saz... A distance cela fonctionne, mais de près? La joie de vivre se craquèle vite sur de profondes failles, au détour d'une conversation ou quand on a poussé une porte inattendue, qui ouvre sur une autre porte, qui ouvre sur une autre porte... Mais l'essentiel demeure secret.
Par exemple, cette connaissance rapidement aperçue et dont j'ai pu reconstituer le problème en discutant avec sa sœur et un de ses amis: "étudiant à vie", prolongeant son cursus à Istanbul, à Lyon, à Izmir, agréable mais accablé par la dépression: j'ai compris qu'il poursuivait ses études uniquement pour ne pas faire son service militaire, parce qu'il est terrorisé à cette idée (sans doute, ayant quelques liens arméniens, a-t-il en mémoire l'affreuse affaire Sevag Şahin Balıkçı* et craint-il pour sa vie?). Il est bloqué, comment ne pas être dépressif? C'est autre chose que nos petits problèmes de cul* et de travail!
Différences fondamentales ou anecdotiques... Une journaliste faisait remarquer que la Turquie est un pays où l'on rit très peu, et où il est même très mal vu de sourire. Un autre détail frappant: l'uniformité des couleurs de vêtement (même dans les quartiers "occidentalisés"), noir, bleu très foncé, ou le plus souvent maronnasse et beigeasse - pas étonnant que la Kırmızılı Kadın soit devenue contre son gré le symbole de la révolte de Gezi!
Cet
aspect glauque et sinistre de la Turquie m'avait sauté aux yeux lorsque
j'étais arrivé par le train de Zeitinburnu, puis dans le tramway
d'Aksaray (pour faire des économies et parce que je ne connaissais rien,
j'avais évité le bus): une pluie brusque venait de s'abattre, je ne
savais pas où aller, je ne comprenais plus ce que j'étais venu faire
ici... J'ai été pris d'un désespoir profond.
L’expérience
désastreuse de Nicolas Bouvier* résume bien ce sentiment: "Sur la rive d’Asie, les étourneaux ricanaient tendrement
dans le feuillage des sorbiers. Le long des rues étroites qui montent vers Moda,
dans des tavernes éclairées à l’acétylène, les portefaix et les chauffeurs,
assis devant leur lait caillé, épelaient lentement le journal, lettre par
lettre, faisant retentir tout le quartier d’une incantation murmurée d’une extraordinaire
tristesse. L’automne putride et doré qui avait saisi la ville nous remuait le
cœur."