dimanche 21 septembre 2014

Sur Istanbul (3)

La phrase que l'on entend tout le temps chez les amis stambouliotes de plus de cinquante ans et chez leurs enfants se retrouve aussi dans le livre de Sébastien de Courtois: "Istanbul est une ville qui devient sans culture et sans histoire, il y a un tel renouvellement de population qu'elle change avec chaque génération. La mémoire se perd et ceux qui en sont les gardiens sont mal vus, perçus comme des êtres élitistes alors que, au contraire, la ville dont ils parlent était beaucoup plus ouverte et généreuse que celle que l'on nous présente aujourd'hui." 
Il est vrai que la façon dont les autorités (et ses habitants?) considèrent leur ville est assez lamentable: destructions, parcs laissés dans un abandon complet (quand il y en a), et, pour les monuments qui ont l'heur de plaire au parti, restaurations/reconstructions dans un style plus proche de Disneyland que de Soliman le magnifique... On ne sait pas s'il faut incriminer la pauvreté ou la prospérité, sans doute un peu des deux.

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Malgré tout, quand on lit le Constantinople de Théophile Gautier*, il y a des similitudes étonnantes. Tout a changé, et pourtant... Parce qu'il s'est attaché aux détails, à la nature, aux hommes, plutôt qu'à des bâtiments détruits ou à des systèmes politiques changeants, Gautier fait surgir des expériences qui se reproduisent fidèlement à cent cinquante ans d'intervalle. Son récit des nuits de ramadan et de leur atmosphère de kermesse par exemple (remarque en passant: les kiosques en bois installés le long de la place Sultanahmet, l'ambiance bon enfant, les souvenirs en toc, et les multiples tentations gustatives, m'ont surtout évoqué le marché de noël de Strasbourg...).
Même sensation dans sa description du quartier de Vefa, derrière la Sülemaniye*.  J'y cherchais une église oubliée, quand je me suis soudain retrouvé dans une zone silencieuse, à moitié en ruine (en prévision d'une opération immobilière?), peut-être squattée par des réfugiés d'autres quartiers ou d'autres provinces (?). Il n'y avait absolument personne. Et voici, mot pour mot, ce qui s'est passé: "A mesure que nous avancions, la solitude se faisait ; les chiens, plus sauvages, nous regardaient d'un œil hagard et nous suivaient en grommelant. Les maisons de bois déteintes, chancelantes, avec leurs treillis démaillé, leurs étages hors d'aplomb, présentaient an aspect de cages à poulets effondrées. Une fontaine en ruines laissait filtrer son eau, extravasée dans une conque verdie; un turbé démantelé envahi par les ronces, les orties et les asphodèles, montrait dans l'ombre, à travers ses grilles obstruées de toiles d'araignée, quelques cippes funèbres penchant à droite et à gauche et n'offrant plus que des inscriptions illisibles; un marabout arrondissait son dôme grossièrement plâtré de chaux et flanqué d'un minaret semblable à une chandelle coiffée de son éteignoir ; au-dessus des longs murs, jaillissaient des pointes noires de cyprès, ou se déversaient sur la rue des touffes de sycomores et de platanes; plus de mosquées aux colonnes de marbre, aux galeries mauresques, plus de konacks de pacha peints de vives couleurs et projetant leurs gracieux cabinets aériens, mais par places de grands tas de cendres au milieu desquels s'élèvent quelques cheminées de briques noircies restées debout, et sur cette misère et cet abandon, la pure, blanche, implacable lumière d'Orient, qui fait ressortir cruellement la tristesse de chaque détail."