lundi 31 mars 2014

Hanami

J'ai arrêté pendant deux secondes mes yeux émerveillés sur les fleurs écloses soudainement dans les arbres, le long des rues, pendant deux secondes je suis devenu comme les citadins japonais qui vont ces jours-ci manger, boire, discuter, rêver sous les cerisiers, dans les parcs, et bien que j'aie continué à marcher, mon sac de courses à la main et mes soucis en tête, je me suis senti épanoui de cette furtive translation.


PS: lu dans le Journal de Kafka (en date du 18/10/1921): "Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie s’offre à chacun de nous et toujours dans sa plénitude, mais de manière voilée, enfouie, invisible, très distante. Pourtant elle est là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde. Qu’on l’invoque seulement en prononçant le mot juste, le nom juste, et elle viendra. Elle est l’essence de la magie, qui ne crée pas mais invoque."

Le trou noir

C'est comme si la perspective de l'échec les réjouissait, comme s'ils se délectaient à l'avance de mon effondrement, afin de pouvoir se satisfaire de dire "je t'avais prévenu". La prudence n'est pas la forme la plus évaluée de la sagesse*. Et quelle ironie! Tandis que je me range "du côté du fils fidèle", voilà qu'ils se mettent à critiquer cette relation, à en souhaiter la chute, à tout gâcher - je suis déçu, et pourtant je ne m'explique pas ma déception: j'aurais dû m'y attendre.
J'ai l'impression d'une énergie négative, un "trou noir" qui engloutit les plus brillantes étoiles - le manque de confiance, et, en fin de course, l'absence totale d'amour. Comment ne m'en suis-je pas aperçu plus tôt*? Éloignons notre vaisseau spatial de ce voisinage nuisible; et voguons, dans des galaxies plus stables, vers des univers plus lumineux.




*: Le dionysien m'avait mis en garde, il y a quinze ans, mais j'ai simplement haussé mes épaules malingres et refusé de comprendre - quel temps perdu!

dimanche 16 mars 2014

Géopolitique très française...

Davantage que sur mes idées reçues et mes approximations dans ces Brèves, il y aurait beaucoup à dire sur mes impasses. J'ai souvent évoqué la Turquie, le printemps arabe, les "indignés" (comme ce mouvement paraît déjà lointain et pittoresque!), mais très peu la situation intérieure française*, rien sur ma vie professionnelle (c'est un choix), et, ces derniers mois, pas un mot sur la nouvelle guerre froide (ou chaude?) qui se prépare à nos portes... J'ai pourtant pris, en matière financière, des décisions radicales que même la crise de la zone euro ne m'avait pas fait envisager. La menace me semble tout à fait sérieuse, cependant, je dois finalement avoir une géopolitique très française: ces luttes me semblent avoir lieu aux confins, et être de bien moins d'impact que celles du monde méditerranéen.
Que m'importe que la Crimée soit russe ou ukrainienne? Les arguments occidentaux sont bien faibles, à part la défense des "sacro-saintes" frontières que nous n'avons pas hésité à redessiner à d'autres occasions. Il y a certes des traités militaires, et des guerres ont débuté pour des motifs parfois plus minimes... Mais (de même que le sacrifice héroïque de 14-18 nous paraît désormais incompréhensible et inconvenant) ce ne sera pas à l'honneur de notre génération d'avoir démarré une confrontation mondiale pour empêcher un territoire largement russe d'intégrer la Russie, et pour défendre les frontières d'une pseudo-nation même pas alliée. J'imagine toutefois qu'un Balte ou un Polonais doit avoir une vision très différente de la situation; par conséquent, plutôt que de servir ici la même soupe "hexagonale", je voudrais me contenter d'observer en silence la marmite bouillir puis refroidir.

samedi 15 mars 2014

Sur Lawrence Durrell

Après tout, sa vie a été libre peut-être, mais en a-t-elle été pour autant heureuse? Hormis la période corfiote interrompue par la guerre, je ne vois que malheur et ennui (dans des postes ingrats, même à Alexandrie où il se lamente de ne pas y être à la bonne époque). Quant à son œuvre, si j'excepte bien sûr le Quatuor, les récits de voyage sont de gentils témoignages historiques d'un âge évanoui (celui de la précaire pax britannica, où des jeunes hommes comme lui, comme Patrick Leigh Fermor, comme peut-être beaucoup d'autres demeurés inconnus, pouvaient partir à l'étranger, et vivre de peu en écrivant), le Quintette d'Avignon est illisible, et sa poésie - d'après quelques articles rapidement glanés* - serait pesante et surannée.
Tous ses livres, finalement, vivent dans l'ombre infinie du Quatuor, et même son existence semble avoir pâti de ce succès.

*

Je n'ai pourtant pas encore tout lu, et notons au passage pour ne pas l'oublier la fin de son poème Conon in exile:

"Finally I am here. Conon in exile on Andros 
Like a spider in a bottle writing the immortal 
Of Love and Death, through the bodies of those 
Who slept with my words but did not know me. 
An old man with a skinful of wine 
Living from pillow to poke under a vine. 

At night the sea roars under the cliffs. 
The past harms no one who lies close to the Gods. 
Even in these notes upon myself I see 
I have put down women's names like some 
Philosophical proposition. 

At last I understand 
They were only forms for my own ideas, 
With names and mouths and different voices. 
In them I lay with myself, my style of life, 
Knowing only coitus with the shadows, 
By our blue Aegean which forever 
Washes and pardons and brings us home."

Les cris aigus des filles chatouillées

En entrant dans le restaurant, et à la vue d'un groupe d'étudiants* attablés, j'ai eu la réminiscence d'une ébauche dont je n'arrivais plus à trouver la provenance: "les rires des filles chatouillées"... et je pensais à la beauté d'un sourire, aux promesses d'une épaule, à toutes les occasions perdues; les mots ne me quittaient pas - il fallut attendre le retour et compter sur les mérites de Google pour me rappeler qu'il s'agissait du Cimetière marin*:
"Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!"

A vrai dire (puisque c'est ici l'objectif...), ce n'était pas une sensation triste, plutôt une nostalgie bienveillante*; je finissais par me convaincre que nous étions riches de toutes ces pommes non croquées** dont nous n'avons eu à déplorer ni l'acidité, ni les pépins, et dont la promesse jamais remplie maintient en nous l'appétit de vivre - sans compter celles dont nous nous sommes déjà nourris à différentes époques, ni celles qui poussent pour nous dans des jardins secrets, et dont nous aurons prochainement la jouissance.


PS: de Gracq, à propos du boomerang qu'on lui avait offert dans son enfance (quelques pages magnifiques*): "le savoir là, à l'abri, plein de ses virtualités toujours secrètes, suffisait à mon bonheur".

lundi 10 mars 2014

Ces jours-ci

Étonnement de trouver, lors de mon feuilletage du livre sur Lawrence Durrell, une phrase qui fait écho à certaines préoccupations actuelles: "Je me sens tellement vieux ces jours-ci. J'aimerais vraiment arrêter de me marier, et simplement partir en vadrouille au Proche-Orient sac au dos." Finalement, ces désirs de voyage sont bien communs et partagés par tout le monde... "On a toujours un bateau dans le cœur"*. Si même un écrivain libre comme Durrell, menant sa vie comme il lui plaisait, a ressenti une telle pesanteur, qui suis-je pour y échapper?
Songeant de nouveau aux phrases de mes anciens maîtres, je me suis souvenu du Dionysien, qui visait souvent à côté mais faisait parfois miraculeusement mouche*, et qui avait dit quelque chose comme: "On ne résoudra jamais l'ambiguïté, il faut vivre avec". Encore une maxime incomprise à l'époque, et dont je mesure aujourd'hui la justesse... [Pour le plaisir, je rappelle ici qu'il avait provoqué un scandale en déclarant "vous ne devez rien à vos parents": tous les fils fidèles s'étaient indignés; j'avais dû noter la phrase sur une feuille volante, et quinze ans après je vois ce qu'il a voulu dire: les parents ont choisi de mettre au monde leurs enfants (qui n'avaient rien demandé): de ce choix naît le devoir de les nourrir et de les élever, de leur consacrer du temps et de l'énergie: les parents ont créé leur propre dette en réalisant leur désir de reproduction: qu'ils la remboursent ou ne la remboursent pas, c'est vis-à-vis d'eux-mêmes qu'ils la doivent, et tout cela ne constitue en rien une créance vis-à-vis de leurs enfants].

*

Habitué à l'imminence de la catastrophe et à la proximité du suicide, persuadé que l'estime que l'on me porte est le fruit d'une incompréhension, je ne vois dans la main tendue qu'une erreur dont je me sens coupable, au lieu d'admettre simplement que réside là, après bien des gymnastiques*, la possibilité du bonheur.

dimanche 9 mars 2014

Les miettes de leur table

Je me plonge* avec grand intérêt dans En lisant en écrivant (il faudra que je le lise et relise, tant ce livre me semble se prêter davantage à la rumination qu'au feuilletage rapide). Voilà encore un de ces ouvrages que je regrette de ne pas avoir découvert plus tôt, et qui m'aurait été une source d'enseignement considérable! Mais il y a quelques années le Rivage des Syrtes m'était tombé des mains: je n'y avais vu qu'un vague pastiche du Désert des Tartares (qui m'était lui aussi tombé des mains...) et je m'étais désintéressé de Julien Gracq.

On pourrait d'ailleurs appliquer à Gracq ce qu'il écrit sur d'autres auteurs (p.283): "Il est remarquable que, dans cette fin du vingtième siècle, nous nous nourrissions souvent par préférence, chez les grands écrivains du passé, de  ce qu'ils auraient regardé comme les miettes de leur table. Chez Gide, plutôt de son Journal* que de tout le reste, et souvent même, chez Hugo, de ses Choses Vues (...). Et qui peut dire que Chateaubriand, lui-même, n'avait pas compté davantage, pour vivre auprès de la postérité, sur le Génie ou Les Martyrs que sur ses Mémoires? Comme si la masse d'une œuvre consacrée, et,  avec le temps, un peu désertée, servait surtout de laisser-passer pour l'indiscrétion intime, pour le tout-venant, le primesaut du premier jet? Ce que nous voulons, c'est la littérature qui bouge, et saisie dans le moment même où elle semble bouger encore (...). Ce que nous ne voulons plus, c'est la littérature-monument, c'est tout ce qui a senti le besoin de se mettre en règle avec les permis de construire de son époque."
(A plus petite échelle, je me pose la même question sur mon compte: mon projet est entré dans une phase assez pénible de relecture infinie et de raturage - qu'avais-je besoin de vouloir écrire un roman? - et je prends plus de plaisir à ces Brèves).

*

Collision fortuite de particules, j'ai récemment déterré les Alcools d'Apollinaire et j'observais un phénomène légèrement similaire: si j'ai ressenti quelque émotion à relire entre autres la Chanson du Mal-aimé, cette émotion m'a semblé davantage liée au souvenir de l'époque où je l'avais lue qu'au poème lui-même:

"Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes"

Oui, bien sûr, mais à la relecture j'ai préféré des vers moins travaillés, faits de mots simples, sur lesquels mon œil avait dû glisser autrefois sans s'arrêter, comme a dû glisser rapidement le stylo du poète, tout occupé aux allitérations complexes du "soleil cou coupé" et autres références savantes ("mort d'immortels argyraspides / la neige au bouclier d'argent / fuit les dendrophores livides") qui ressemblent trop à un jeu de Trivial pursuit et me laissent froid.

Exemple de ce qui m'a plu dans Zone:

"J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes"

[on dirait du Houellebecq, comme s'il d'abord cliqué sur Google maps pour vérifier l'exactitude de la localisation - heureuse étrangeté]

Ou encore:

"Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près"

[qu'y a-t-il de "poétique" dans la phrase "et quelquefois tu vas le regarder de près"? Un professeur de
lycée serait bien incapable de le dire, et moi de même; peut-être le fait que "de près" soit rejeté tout à la fin de la phrase comme pour signifier l'échec inévitable d'une telle entreprise; tu "vas le regarder" (le "fond de ta vie"), mais tu ne le regarderas pas, tu t'arrêteras devant la porte du "sombre musée", tu laisseras ton passé sommeiller à l'état d'icône, sans vouloir en abîmer les feuilles d'or ni perturber la divinité qui (espères-tu) l'habite encore?]

samedi 8 mars 2014

Cinéma/Livre

La supériorité du livre sur le film ou, pour le dire de façon moins définitive, la différence entre les deux, ne tient pas uniquement au fait que le film offre un produit fini à son consommateur, là où le livre exige du lecteur un travail supplémentaire d'imagination. Après tout, ce n'est pas en soi un élément de supériorité: le livre à toujours un côté non-fini, en devenir, et l'histoire qu'il raconte diffère d'un lecteur à l'autre (c'est pour cela que j'ai toujours trouvé bizarres et incommodantes les descriptions trop concrètes, la surabondance de détails... Qui prête attention à ce genre de choses dans la vraie vie? et que m'importe?). La différence vient peut-être davantage du fait que le film nécessite l'intervention de plusieurs dizaines de personnes, de métiers, de volontés divergentes: le cinéaste, aussi puissant et original soit-il, dépendra toujours de ses acteurs, de ses techniciens, et des techniques de son époque, alors que l'écrivain n'a besoin de personne d'autre (du moins dans une première phase*), ni de rien hormis de temps et de calme: il n'a pas d'autres limites que lui-même.

La comparaison est finalement assez gratuite, oiseuse. Si les deux "arts" sont en concurrence, ce n'est jamais que pour son destinataire final (qui a le choix entre lire un livre ou regarder un film); pour leurs créateurs, la question ne se pose même pas.


PS: et par ailleurs, Gracq a dit ce qu'il fallait penser de ce sujet (p.232 de mon édition)

lundi 3 mars 2014

Märzrevolution

Tandis que je marchais dans les rues de ma ville avec l'inexplicablement aimante (quoiqu'à sa façon) personne qui sans chercher à en dénouer les mystères partage comme moi la compagnie de cet être "fait de bric et de broc", ce personnage qui donne à peine une attention polie mais exige tout en retour, sorte de double qui s'interpose entre moi et les autres et qui me fait perdre jusqu'au fil de mes phrases, je songeais à partir faire le tour du monde. 
Je me disais qu'il ne serait pas impossible de prendre un congé sabbatique d'un an par exemple, sans prévoir d'itinéraire, au gré des rencontres, en ne se fixant que le but de revenir un jour (et encore...). Cela ne me coûtera pas très cher, et j'aurai bien assez d'argent pour ce dont j'ai besoin. J'éviterai les lieux trop connus, je chercherai ce que je n'ai jamais pu trouver ici, je donnerai tout sans rien prendre, je laisserai sur le monde une empreinte légère.
Vrai projet? Après tout, ce n'est pas plus absurde ou fantasmatique que les bases de ma vie actuelle. Les plans improbables que l'on n'ose à peine murmurer semblent n'avoir pas moins de chances de se réaliser qu'une vie simple et heureuse*, ni prendre plus de temps à mettre en œuvre. Ou est-ce simplement, comme tous les ans**, le mois de mars qui se lève sur mes velléités casanières, et qui disperse mes désirs au-delà de l'horizon?

samedi 1 mars 2014

De la naissance et de la mort

Je me trouvais dans l'ancien jardin de mes grands-parents à Cr. en compagnie d'une vieille dame style Jane Birkin (elle en avait le très fort accent anglais et le côté fantasque); nous cueillions des pommes et des poires au même arbre (!) - l'arbre en question était plutôt le grand laurier qui s'élevait au fond du jardin, à côté du pommier que mes grands-parents avaient fait abattre quand il avait cessé d'être productif et qu'il ne procurait plus qu'une ombre inutile... Jane Birkin me disait n'avoir jamais effectué la moindre cueillette, et effectivement il nous fallut un moment pour apercevoir les premiers fruits qui nous narguaient depuis le haut de l'arbre, puis nous découvrîmes des grappes entières à notre hauteur, dont nous remplîmes notre panier. Au moment de remonter vers la maison, Jane Birkin apprit que mon frère venait d'avoir un bébé (ce qui n'est pas le cas en vrai, mais qui trahit bien mes préoccupations actuelles - au-delà des défis rédactionnels ou professionnels qui dévorent mon temps), et elle se mit à pleurer de joie à la pensée d'être grand-mère pour la première fois, à me prendre dans ses bras, et à nous faire tourner, presque danser. Je crois avoir été heureux, également...

*

Non plus prémonitoire, hélas, mais dans le même nuit, je repartais en voiture de chez mes grands-parents et je proposais à ma grand-mère de me suivre en voiture. A peine sorti du parking, d'autres voitures vinrent s'intercaler. Au premier carrefour, à ce premier angle où, autrefois, nous nous retournions toujours pour les saluer de loin avant qu'ils disparaissent de notre champ de vision, je me garai sur le côté pour l'attendre. Les voitures passèrent. La sienne ne me suivait plus.