dimanche 9 mars 2014

Les miettes de leur table

Je me plonge* avec grand intérêt dans En lisant en écrivant (il faudra que je le lise et relise, tant ce livre me semble se prêter davantage à la rumination qu'au feuilletage rapide). Voilà encore un de ces ouvrages que je regrette de ne pas avoir découvert plus tôt, et qui m'aurait été une source d'enseignement considérable! Mais il y a quelques années le Rivage des Syrtes m'était tombé des mains: je n'y avais vu qu'un vague pastiche du Désert des Tartares (qui m'était lui aussi tombé des mains...) et je m'étais désintéressé de Julien Gracq.

On pourrait d'ailleurs appliquer à Gracq ce qu'il écrit sur d'autres auteurs (p.283): "Il est remarquable que, dans cette fin du vingtième siècle, nous nous nourrissions souvent par préférence, chez les grands écrivains du passé, de  ce qu'ils auraient regardé comme les miettes de leur table. Chez Gide, plutôt de son Journal* que de tout le reste, et souvent même, chez Hugo, de ses Choses Vues (...). Et qui peut dire que Chateaubriand, lui-même, n'avait pas compté davantage, pour vivre auprès de la postérité, sur le Génie ou Les Martyrs que sur ses Mémoires? Comme si la masse d'une œuvre consacrée, et,  avec le temps, un peu désertée, servait surtout de laisser-passer pour l'indiscrétion intime, pour le tout-venant, le primesaut du premier jet? Ce que nous voulons, c'est la littérature qui bouge, et saisie dans le moment même où elle semble bouger encore (...). Ce que nous ne voulons plus, c'est la littérature-monument, c'est tout ce qui a senti le besoin de se mettre en règle avec les permis de construire de son époque."
(A plus petite échelle, je me pose la même question sur mon compte: mon projet est entré dans une phase assez pénible de relecture infinie et de raturage - qu'avais-je besoin de vouloir écrire un roman? - et je prends plus de plaisir à ces Brèves).

*

Collision fortuite de particules, j'ai récemment déterré les Alcools d'Apollinaire et j'observais un phénomène légèrement similaire: si j'ai ressenti quelque émotion à relire entre autres la Chanson du Mal-aimé, cette émotion m'a semblé davantage liée au souvenir de l'époque où je l'avais lue qu'au poème lui-même:

"Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
Des hymnes d'esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes"

Oui, bien sûr, mais à la relecture j'ai préféré des vers moins travaillés, faits de mots simples, sur lesquels mon œil avait dû glisser autrefois sans s'arrêter, comme a dû glisser rapidement le stylo du poète, tout occupé aux allitérations complexes du "soleil cou coupé" et autres références savantes ("mort d'immortels argyraspides / la neige au bouclier d'argent / fuit les dendrophores livides") qui ressemblent trop à un jeu de Trivial pursuit et me laissent froid.

Exemple de ce qui m'a plu dans Zone:

"J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes"

[on dirait du Houellebecq, comme s'il d'abord cliqué sur Google maps pour vérifier l'exactitude de la localisation - heureuse étrangeté]

Ou encore:

"Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près"

[qu'y a-t-il de "poétique" dans la phrase "et quelquefois tu vas le regarder de près"? Un professeur de
lycée serait bien incapable de le dire, et moi de même; peut-être le fait que "de près" soit rejeté tout à la fin de la phrase comme pour signifier l'échec inévitable d'une telle entreprise; tu "vas le regarder" (le "fond de ta vie"), mais tu ne le regarderas pas, tu t'arrêteras devant la porte du "sombre musée", tu laisseras ton passé sommeiller à l'état d'icône, sans vouloir en abîmer les feuilles d'or ni perturber la divinité qui (espères-tu) l'habite encore?]