samedi 30 novembre 2013

Le coup d'état

30 novembre... Une date que je n'oublie jamais... Et j'ai soudain entraperçu les dix-sept ans de ma "vie amoureuse" - c'est le temps qu'il faut, ai-je pensé, pour former un individu...

Je me suis laissé prendre par la main.
A travers la lucarne on ne voyait que la nuit, les arbres secoués par le vent; nous nous sommes embrassés - le fait qu'elle fumait rendait la sensation plutôt désagréable, plutôt invasive de prime abord (elle s'en est même excusé; elle a dit exactement "qu'est-ce que ça te fait d'embrasser un cendrier?" - ce qui nous a fait rire...); puis j'ai compris ce qu'il fallait faire, et, cendrier ou pas, je me suis lancé dans cette relation qui n'allait pas durer très longtemps d'ailleurs, quatre mois peut-être?
Quand nous redescendîmes pour rejoindre les autres, nos sourires nous trahissaient; j'eus droit à quelques clins d’œil amusés; et ce que j'avais perdu en innocence (pour autant qu'on puisse encore être "innocent" à cet âge), je le gagnai en aisance. A partir de ce jour, le monde extérieur ne fut plus jamais un problème; j'ai su presque en toute circonstance répondre aux questions des autres, qui se raréfiaient à mesure que croissaient les miennes. J'ai fui la solitude, tout en la désirant souvent, en la provoquant parfois...

"Des années durant vous étiez 
Accablés, des années durant, sans voix ; 
Mais une vague perturbée 
Avait en elle une histoire de toi ; 

Dans la vague, était gravé un sourire."*

Requiem (2)

Je recopie l'extrait de poème évoqué hier, un fragment du Requiem écrit à 21 ans (à l'âge où j'écrivais de parfaites "niaiseries", quel temps perdu!). Je note que cinquante ans plus tard, dans la Semaison III (1995),  le poème continue à hanter son auteur, qui souhaiterait avoir "le droit de réécrire autrement cette ligne (...) pour mieux rendre compte de la totalité de [son] expérience", mais je n'y vois rien à retrancher ni à modifier:

Repose-toi, souris sans remords :
ceux-là n'ont plus besoin qu'on les veille;
tout est bien.
Les fontaines tintent aux versants les plus hauts des montagnes ;
Il y a de grands arbres d'étoiles,
et les bergers se lèvent pour la bénédiction de l'espace.
Il faut dormir.
Il faut laisser aller ces morts comme une mère son enfant devenu grand,
non sans souffrir une pauvre amertume ;
mais s'il se peut, au moins,
qu'ils se reposent dans la paix,
au fil des tristes vals nocturnes
ouverts en éventail comme les lignes de la main.

Quelle maturité extraordinaire. Dire qu'il m'a fallu plus de trente ans et un enterrement pour comprendre ce genre de choses! Mais reconnaissons que l'époque (1947) devait forcer à quelque maturité; il ne s'agissait pas de s'amuser sur Twitter ni de jouer à dominer des mondes virtuels... C'était le message de Lefèvre-Deumier ("rien ne passe"), également, mais je n'avais rien compris à l'époque, rien creusé; je m'étais arrêté à la surface de la beauté.

vendredi 29 novembre 2013

Requiem

Je n'arrive pas à me persuader de sa mort. Cela m'est rendu encore plus impossible par les messageries, les vérificateurs d'orthographe qui me suggèrent sans cesse son nom. J'imagine qu'il me suffirait de faire quelques kilomètres pour lui parler en face. Elle est là.
*
Dans un poème de jeunesse*, Philippe Jaccottet écrit "il faut laisser aller ces morts / comme une mère son enfant devenu grand" - cette image stupéfiante mérite qu'on s'y arrête.
Les morts sont nos enfants lointains, ceux qui sont allés étudier en ville, à l'étranger, qui ont construit leur vie ailleurs; leur présence "flotte" encore dans la maison, dans le fond des placards, dans la place vide d'une chambre, certes, mais ils sont partis; ils ne donneront plus de nouvelles, nous laissant "souffrir une pauvre amertume". Quand bien même ils nous entendraient encore, que leur importent nos nouveaux voyages, nos nouvelles rencontres?
Ils se sont détachés de nous, que leur importe que nous soyons attachés à eux? Nous leur avons donné tout l'amour que nous pouvions; il est désormais trop tard. Nous nous sommes enrichis à leur contact et, même si nous en porterons la marque jusqu'au bout, cela n'aura duré qu'un bref instant de notre vie.

dimanche 24 novembre 2013

Cadavre dans le placard (2)

Par exemple, étais-je aussi prêt au suicide que je le déclarais à l'époque dans chaque feuille blanche, que je le dis même encore aujourd'hui quand j'évoque mon adolescence. J'étais désespéré, mélancolique, malheureux, certes, certes, mais voulais-je vraiment que ma vie se terminât, ai-je fait le moindre pas sérieux dans cette direction (ni dans quelque direction que ce soit)?
Je constate que Paul Toussaint, dont je relisais les poèmes qui closent sa période poétique, a déjà tranché définitivement cette question: "Un mort n’éprouverait pas cette soif". Il conteste les choix que j'avais faits, et jusqu'aux constructions absurdes de l'avenir dans lesquelles je m'étais enfermé... Tout n'était que chimère à partir du moment où je me suis accroché, où j'ai été d'accord, décidé à vivre pour de bon et à aimer, à croire en toute autre chose qu'en ces niaiseries
Mais, par conséquent, il devenait vain d'écrire des poèmes mensongers sur une mort que j'avais fini par ne plus considérer que comme une option secondaire. Je devais être au monde; je m'orientais vers des ambitions modestes, même si c'était renier ma jeunesse et le reste avec.

*

Le pont des soupirs*

J’ai dédié ma vie à la chimère
De me croire « un mort avançant vers la vie »
Tout ce qui devait m’arriver
Ne devait pas être vrai – et je ne devais rien choisir

Voilà ce que j’imaginais – et pourtant je suis sur ce pont
Prêt à tout nouveau soleil et à croire en toute autre chose qu'en ces niaiseries
Je suis prêt à renier ma jeunesse
C’est donc cela l’action d’un mort – crois-je !

Un mort n’éprouverait pas cette soif
Un mort n’ouvrirait pas son existence
– s’il existait ! – au premier être venu
Pour lui montrer la grâce de ses côtes parallèles, de son nez creux, etc.

Ah, d’accord – s’il est ainsi gravé que je dois être au monde
Je consacrerai ma vie à la joie à l’amour
J’aurai pour ambition des ambitions modestes
Et jamais jamais je n’aurai écrit ce poème !

Cadavre dans le placard

En mon absence c'est déroulé un événement que j'aurais redouté par-dessus tout autrefois, et auquel je n'ai finalement accordé aucune importance... la catastrophe que j'avais cherché à prévenir par de multiples stratagèmes et que j'ai moi-même contribué à provoquer par mon indifférence.

Afin de transformer mon ancienne chambre d'adolescent, mes parents ont dû vider les placards, y compris les cartons contenant "l’œuvre" de l'époque, les poèmes, les journaux, les ébauches de romans, les pièce de théâtre... je les ai retrouvés à moitié ouverts dans la chambre d'à côté. Bien sûr, leur habituelle retenue les a dissuadés de m'en parler, mais comment ne pas soupçonner qu'ils ont jeté un coup d’œil au contenu, par curiosité ou par hasard - et comment leur en vouloir, vu que je n'avais pas pris la peine de refermer il y a quelques mois ces fameux cartons, qui étaient jusqu'alors plus soigneusement entourés de fils qu'une chrysalide. Je ne suis pas sûr qu'ils ont passé un très bon moment (je les plains plutôt: des pages de "tragédie" en alexandrins - Gott, quel ennui!); je pense même que cela les a obligés à revisiter un passé dont ils ont tendance à trop vanter les mérites, à s'attribuer les succès sans même voir leur échec fondamental - celui d'avoir fait de nous de bonnes machines mais impropres à la vie en société ou aux sentiments, quand l'amour-propre a remplacé l'amour (mais je crois que c'est justement cet amour propre qui m'a maintenu en vie). Il y a pire, toutefois.
Et à ma propre surprise, tout cela m'a été complètement égal. J'ai ouvert quelques cahiers (par exemple, un roman historique grotesque inspiré vaguement du Roman de la momie de Théophile Gautier, plein de clichés et de bien-pensance), j'ai ri un peu, puis je me suis contenté de refermer les cartons avec de la ficelle... Ces mots sont devenus ceux d'un autre. Ils sont plus proches de ma naissance que je ne suis d'eux, et, de jour en jour, je m'en éloigne. Même cette adolescence est, en quelque sorte, devenue celle d'un autre...

vendredi 15 novembre 2013

Le dernier optimiste

Un partisan de l'AKP échoué sur ces Brèves, ou n'importe quel lecteur neutre, pourra me reprocher avec justesse de m'être trop intéressé à la situation en Turquie et d'avoir négligé mon propre pays: "graves défis économiques", "triste défaite"... ne pourrait-on en dire autant, voir plus, de la France? Le sentiment d'impasse n'a jamais été aussi puissant, l'impopularité de "l'exécutif" jamais aussi grande, après un état de grâce étonnant mais très éphémère...
Que reproche-t-on au président Hollande? Je ne comprends pas que ses électeurs se soient si vite détournés
de lui. Je pense que c'est un homme honnête, rigoureux, de grande valeur - mais est-ce que cela suffit pour en faire un grand homme d’État? L'absence d'orientation est patente, avec des changements brutaux, des revirements nocifs pour son image: c'est simplement un problème de "leadership" sans doute, mais le mal est fait, et les conséquences n'en seront pas très bonnes pour la société française quoique peu durables. Dans dix ans, on ne se souviendra déjà plus de lui.

Au moins, en bien ou en mal, on ne peut nier à Recep Tayyip Erdoğan qu'il imprime une marque (même néfaste) à son pays, et qu'il ne dévie guère de la direction choisie, quitte à se mettre à dos le tiers des électeurs ou les pays européens. Il a réussi à se débarrasser de la contestation, et l'automne n'a pas été "chaud" contrairement à ce que m'avait assuré mes amis stambouliotes cet été... Quant à l'économie, ce n'est même pas un sujet d'intérêt, tant elle semble bien se porter et tant les sujets politiques sont omniprésents (laïcité, problème kurde, guerre en Syrie, nouvelle constitution) - alors que nous sommes obsédés par notre déclin. Sans doute nous voyons nous plus faibles que nous ne le sommes, et la Turquie plus solide qu'elle ne l'est (par exemple, je viens de redécouvrir que le taux de chômage y est de 9,8%).
Peut-être que je ne prends pas nos problèmes assez au sérieux, que je sous-estime la gravité de la crise économique ou politique que traverse le pays, que je n'écoute pas assez les prophètes de malheur... Je dois être le dernier optimiste de ce continent.

mardi 12 novembre 2013

En passant devant un bar oriental

Alors que nous remontions vers le bureau, un collègue me signalait que le bar oriental un peu délabré, de l'autre côté de la rue, avait été autrefois un café assez chic - ce que confirmait le dessin floral de la porte réalisé dans le plus pur style "art nouveau" qui fait l'une des rares gloires de cette ville... L'endroit était pourtant déjà en mauvais état lorsque je l'avais contourné, il y a sept ans, pour monter chez un ami qui habitait deux étages au-dessus. 
"La chambre était pauvre et vulgaire, 
cachée au-dessus de la taverne louche. 
Par la fenêtre, on apercevait la ruelle, 
étroite et sordide. D'en bas montaient 
les voix de quelques ouvriers 
qui jouaient aux cartes et qui s'amusaient."*
Comment ai-je pu oublier ce lieu devant lequel je suis si souvent repassé? Mais il y eut tant d'appartements similaires, à l'époque, et cette soirée avait été particulièrement ennuyeuse, décevante - je m'étais rapidement enfui. Pourquoi m'en suis-je soudain souvenu?

*

Tandis que je poursuivais mon chemin sans rien dire, je commençais à comprendre que cette ville possède désormais pour moi des attaches secrètes, qu'elle devient une autre "capitale de la mémoire", et qu'elle abrite comme Alexandrie ou Rome les strates de cités évanouies, affleurant au hasard d'un coup de pioche, les vestiges de ma vie passée.

dimanche 10 novembre 2013

Quand vint le soir et que je fus au bain...

La sensation béatifiante d'entrer dans un bain un peu trop chaud m'a rappelé ce passage surprenant des Mémoires de Joinville: "Mon nouveau valet me dit qu'il m'avait procuré un hôtel tout près des bains, pour me laver de l'ordure et de la sueur que j'avais apportées de la prison. Quand vint le soir et que je fus au bain, le cœur me manqua et je me pâmai; et à grand-peine on me tira hors du bain jusques à mon lit."
*

A l'internat, le seul avantage d'être malade était que l'infirmerie disposait d'une baignoire au lieu des sanitaires communs, et qu'il était possible de prendre en cachette une longue douche qui s'achevait en bain, de ressentir un moment de bien-être, comme lors des trop frustrantes sorties à Paris, le dimanche, et de s'affranchir pendant un instant de ces jours austères dont je ne parviens pas à conclure s'ils furent néfastes pour moi, ou somme toute bénéfiques.

Parfois, je rêve de villes...

J'ai eu toute la journée en tête une ébauche de phrase dont je n'arrivais pas à trouver l'origine, "parfois, je rêve de villes"; je croyais que c'était un vrai rêve que j'essayai de formaliser de façon imparfaite, qui parlait de l'éloignement de soi-même ("l'esprit de Memnon"): "Parfois, au contact des autres comme dans la solitude, cette relation me paraît lointaine, complètement détachée de ma personne, incongrue. Pourtant même mon nom, mon origine, mon âge, et jusqu'à mon corps, me font de temps en temps cet effet."*

J'ai pensé un moment que c'était une réminiscence de Rimbaud: "Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie." - jusqu'à ce qu'enfin quelques synapses se reconnectent, et que je me souvienne qu'il s'agissait de l'extraordinaire poème de Jaccottet, que j'avais cité ici-même: "J'ai dans la tête des visions de rues la nuit, de chambres, de visages emmêlés plus nombreux que les feuilles d'arbres en été et eux-mêmes remplis d'images, de pensées - C'est comme un labyrinthe de miroirs mal éclairé par des lampes falotes..."

Au moins ma mémoire momentanément défaillante m'aura-t-elle fait naviguer sur des mers agréables, le long de mouillages sûrs - et sans doute ce qui fait la joie secrète de celui qui a un peu lu, voyagé, ou aimé (?), est-elle de voir derrière l'étincelle d'un mot, d'une image que d'autres ne percevront même pas, l'explosion exultante d'un feu d'artifice.


PS: "Ainsi s'était entrouverte une autre porte, sur la région des livres lus; et tout cela s'échangeait richement dans ma pensée confuse, mais attentive." (Philippe Jaccottet, La Semaison III*)

samedi 9 novembre 2013

L'étranger

Parfois, je rêve de villes assoupies dans une splendeur figée, dans l'air limpide de novembre, construites autrefois le long d'un estuaire dont j'arpente les rives. Je marche d'un pas immobile; ce sont les bâtiments qui avancent; les magasins fermés présentent successivement leurs grilles, leurs rideaux. 
Soudain je survole la ville, je quitte mon propre corps, j'ai "la tête dans les nuages"; je me vois étranger à moi-même; je regarde avec incrédulité ce clandestin qui s'est aventuré si profondément dans l'épaisseur de la vie, parvenu à des succès dont jamais il n'aurait osé mesurer l'infime probabilité; et pourtant tous mes choix me semblent aussi absurdes que ce personnage que je ne reconnais plus, qu'engloutira bientôt une bouche de métro, une bouche d'égout, centre du monde autour duquel plus rien ne tourne.
Puis le tableau tourne, sans doute me suis-je retourné dans mon sommeil, et l'on passe à autre chose.