lundi 30 décembre 2013

Donnant au narrateur le même nom qu'à l'auteur de ce livre...

Ai lu dans le désordre le Dictionnaire amoureux de Marcel Proust de Jean-Paul et Raphaël Enthoven* (cette écriture de père et fils donne lieu à quelques échanges assez amusants, désaccords, anecdotes qu'il faut attribuer à l'un ou l'autre - on aurait pu en faire encore davantage dans cette direction!). J'espère que ce livre donnera envie à certains, ne serait-ce que pour briller en société ou en examen, d'ouvrir "la Recherche". Quand je l'avais refermée, j'avais été pris du sentiment d'être le "dernier des Mohicans", d'être parmi les derniers dans ce monde qui aurait lu l’œuvre entière et qui allait en tirer profit - de ressembler à cet émouvant patricien de Carthage recueillant les anciennes idoles que plus personne ne vénérait, les enterrant dans les profondeurs de sa villa en espérant qu'un jour les hommes renieraient leur nouvelle religion (je n'arrive pas à retrouver trace de cette histoire, mais je suis sûr de ne pas l'avoir rêvée).

Bien sûr on pourrait ajouter des milliers d'entrées à ce dictionnaire. J'en aurais au moins ajouté une sur la technologie, car Proust ne fait pas que décrire un univers vieillot rempli de princes et de duchesses, mais évoque avec précision son époque - quoiqu'elle ne soit jamais son sujet principal, évitant ainsi les lourdeurs sociales ou philosophiques de tant de romans tombés en poussière. Il y a des pages entières sur le téléphone (décrites dans le Dictionnaire), sur la voiture, et un passage magnifique sur la première vision d'un avion dans le ciel de Normandie (si je ne me trompe pas (?), il n'a toutefois pas évoqué le cinéma). Je suis certain que Proust, s'il avait dû vivre aujourd'hui, aurait su tirer parti des nouvelles technologies et, tout en râlant contre elles, les aurait utilisées comme un parfait 'geek' (ne permettent-elles pas d'exister en société à sa guise sans avoir à échanger ses miasmes, et de s'en retirer facilement par un simple clic de souris?). Dans l'entrée "Skype" les auteurs ont même déniché une phrase où Proust reprend l'idée de "photo-téléphone": "Sa voix était comme celle que réalisera, dit-on, le photo-téléphone de l’avenir: dans le son se découpait nettement l'image visuelle".

Autre chose amusante qui n'avait pas manqué de m'intriguer: dans l'entrée "Invisible et innommée" les auteurs donnent une grande importance à cette mystérieuse "femme de chambre de la baronne Putbus", que le narrateur ne parvient jamais à rencontrer, qui circule dans le récit comme une ombre jamais expliquée, et qui justifierait peut-être à lui seul le titre de la "Recherche"...

Enfin il reste une dernière question: de qui doit-on être amoureux? Sans doute pas du vrai Marcel Proust, dont le personnage est certes touchant mais un peu grotesque (voir, à l'entrée "James Joyce" ou "Bergson" le récit de leur discussion stupide dans une réunion mondaine)... Ni encore moins du narrateur, dont l'un des auteurs souligne à juste titre la fatuité (et qui est par ailleurs singulièrement empoté dans son comportement avec Albertine - diable! pourquoi lui faut-il deux livres pour ne même pas arriver à ses fins! - mais entre temps le chemin ne fut pas désagréable). Les auteurs reprennent l'idée d'un "narra-proust", ni purement narrateur comme personnage de fiction, ni purement Proust comme personnage réel, c'est-à dire plus simplement Proust écrivant, tout le reste n'ayant pas grande importance et pouvant être mélangé sans crainte du paradoxe: "Dès qu'elle retrouvait la parole elle disait: "Mon" ou "Mon chéri" suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui en donnant au narrateur le même nom qu'à l'auteur de ce livre eût fait: «Mon Marcel», «Mon chéri Marcel»."

vendredi 27 décembre 2013

Capitalisation régalienne

Ai achevé la lecture du pavé de Henri Wesseling intitulé Le partage de l'Afrique, et qui couvre la période 1880-1900 durant laquelle l'Europe est passée de la possession de quelques modestes comptoirs côtiers à une répartition complète du continent africain, Éthiopie et Liberia mis à part.
Ce livre est passionnant à plus d'un titre (histoire collective, histoires individuelles (un peu répétitivement présentées), négociations, etc.), mais j'y vois surtout, une fois de plus, l'infirmation des grandes fresques géopolitiques ainsi que des clichés sur cette époque: en réalité, la colonisation n'a jamais fait parti d'un grand dessein, mais a surtout été le fruit d'un manque d'imagination (que faire de notre puissance?) et d'un certain suivisme, une succession de hasards, et la passion d'un tout petit nombre, ni des élites traditionnelles ni des peuples. L'Angleterre en particulier ne tenait absolument pas à entretenir ce poste de dépense, et ne s'y est engagée qu'avec de nombreuses réticences: "Toute cette compétition dans le but d'acquérir des colonies a quelque chose d'un peu ridicule et j'aimerais que nous puissions éviter d'y participer" (Lord Granville, ministre britannique des Affaires étrangères).
La conclusion est révélatrice: "Il est étrange et même, d'une certaine façon, attristant que le colonialisme européen qui fut, selon les Africains d'aujourd'hui, tellement néfaste, ait revêtu aussi peu d'importance pour l'Europe elle-même". D'ailleurs, l'Afrique occupe toujours aussi peu de place pour nous; c'est un sujet qui n’intéresse que des cercles d'intérêts restreints, et qui ne fait absolument pas consensus: l'intervention en Centrafrique fera sans doute l'effet d'un révélateur, s'il en était encore besoin - et François Hollande se trompe de combat quand il croit être dans une phase de "capitalisation régalienne"*: on croirait entendre Jules Ferry cherchant inutilement à faire oublier l'Alsace-Lorraine, et se persuadant qu'une guerre contre des sauvages armés de sagaies suffit à restaurer la puissance. 

mercredi 25 décembre 2013

Un recensement de toute la terre

Messe de minuit: "Or, il advint, en ces jours-là, que parut un édit de César Auguste, ordonnant un recensement de toute la terre. Ce premier recensement eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. Et tous allaient se faire inscrire, chacun dans sa ville." (Luc, 2:1-3) Cela m'a rappelé que l’apparition du Christ a coïncidé avec cette première "mondialisation" où l'Empire romain avait quasiment acquis sa forme maximale et où, comme aujourd'hui avec nos Google maps et nos réseaux sociaux, il paraissait possible de recenser "toute la terre". D'ailleurs, le développement de l’Église n'aurait sans doute pas été possible sans le mobilité des hommes et des idées à l'intérieur du monde romain, sans l'existence de langues communes. A toute autre époque, le message se serait certainement enfermé dans un peuple ou dans des frontières, évanoui, dispersé dans le désert comme les manuscrits de Qumran, et n'intéresserait plus que quelques historiens oisifs. Le temps était venu.

dimanche 22 décembre 2013

Mystérieuse Turquie

Mystérieuse Turquie... Après six mois de calme relatif, quelques surprenantes arrestations venues de là où on ne les attendait plus viennent révéler la nature corrompue et malsaine du système, d'autant plus malsaine que la principale réaction du pouvoir a été de muter les chefs de la police qui contribuaient à la procédure judiciaire (quel bel état de droit!)... Bien sûr, comme à l'accoutumée, les théories du complot foisonnent - celle qui voit le mouvement de Fettullah Gülen à la manœuvre semble assez crédible (qui ferait suite à la fermeture des écoles privées parrainées par le mouvement). 
Cela montre à quel point nous connaissons mal ce pays, en Occident: obsédés par la division laïcs/religieux qui entre dans notre mode de pensée, nous avons oublié que d'autres forces pouvaient être à l’œuvre, à l'intérieur des partis religieux eux-mêmes. Mais j'ignore ce que vaut ce mouvement: réelle réaction au régime autoritaire introduit par l'AKP, ou luttes de personnes? Ces événements semblent bien plus déstabilisateurs encore que les tensions de Gezi. Tout le monde doit retenir son souffle en Turquie... Et la réaction de Recep Tayyip Erdoğan, ses discours véhéments et ses manœuvres désordonnées, sont bien compréhensibles: il a dû sentir le vent du boulet, la "chute d'un empire", pour reprendre la formule frappante (et sans doute jamais prononcée) de l'ambassadeur américain.

vendredi 20 décembre 2013

Diable de Tasmanie

Lors de cette soirée franco-australienne un peu ennuyeuse, j'ai été gagné par le désir de rejoindre l'autre côté de la planète, de visiter cette grande île triangulaire dont la forme étrange me plaisait. Je me prenais pour un explorateur d'autrefois: "Comment seulement l'aborderais-je, pensais-je, et quels risques insensés! pour une chance si infime d'atteindre mon but. Qu'aurais-je à apporter finalement, à cette terre comme aux autres? En toute chose je ne veux être qu'un voyageur, jamais un cultivateur, ni même un jardinier... Et n'ai-je pas dépassé l'âge du voyage? Que pourrais-je trouver désormais qui n'exigerait pas de moi un attachement solide? Je rêve!... Je rêve quand je crois qu'il me suffirait d'agir en touriste pour satisfaire et être satisfait... Avec quels moyens, d'ailleurs, pourrais-je seulement satisfaire? Comme si ma connaissance pouvait être un cadeau pour quiconque!"
Je méditais déjà tout cela quelques heures auparavant, tandis que j'errais sans but dans des quartiers sombres et vides de Londres, espérant l'inespérable, avant que la rencontre du "diable de Tasmanie" me fasse comprendre l'absurdité de mes tentations. Ainsi, je suis persuadé qu'au moment de partir je ne saurais même pas comment me préparer, ni que faire; je resterais stupidement interdit devant l'avion, n'osant marcher un pas de plus, pesant le pour et le contre; et quand bien même j'embarquerais finalement, comme je l'ai fait il y a longtemps, je serais surpris et attentiste, gauche - comportement que l'on peut à la limite excuser à l'adolescent qui part pour la première fois au long cours, de l'autre côté de la planète, mais jamais à l'homme de trente ans! C'est l'avantage et l'inconvénient du temps qui passe: on ne peut plus faire l'innocent, ni prétendre être là par hasard.
Oui, et il serait temps pour moi de me mouvoir dans ce monde, au lieu de m'abriter derrière pseudonymes et masques, de troquer ma sécurité précaire contre la solide assurance de ceux qui, comme le "diable de Tasmanie", habitent réellement la terre ou, pour utiliser une métaphore de plus, ne sont pas les locataires de leur existence, aux baux sans cesse réajustés et menacés de résiliation, mais en ont acquis, à force d'échecs assumés et de confiance en l'avenir, les titres de propriétés irrévocables!


Ou peut-être me faudra-t-il définitivement admettre que je n'irai jamais en Tasmanie, que j'y trouverai de toute façon les mêmes paysages, les mêmes joies et peines que dans les régions tempérées où je réside, que ce n'est donc pas un renoncement très regrettable, et que, par conséquent, il vaudrait mieux cesser d’écrire à ce sujet.

mercredi 18 décembre 2013

Cadavre dans le placard (3)

Toutes ces recherches archéologiques sont finalement bien décevantes: on espère découvrir des trésors, de magnifiques statues, des hiéroglyphes dignes du Roman de la momie*, et l'on ne trouve que d'insignifiants tessons, des blocs mal taillés que l'on n'oserait pas exposer, et qui ont à peine une valeur historique. Par exemple, j'ai déterré l'ancêtre préhistorique de ces Brèves, un document d'une vingtaine de pages déjà divisé suivant les mêmes chapitres, datant de 2003. Comme dans le journal déjà mentionné, je n'y vois que le copié-collé de tous les préjugés de mon entourage: j'avais essayé de sortir de la forme du journal intime, mais c'était une sortie malheureuse... A vingt ans (et sans doute aussi à trente...), il ne sert à rien de chercher à écrire sur le monde, la cité et l'homme ("la psychologie de l'homme et de la femme n'est jamais que celle des lions et des lionnes" - cela ne veut rien dire!); j'aurais mieux fait de m'aventurer dans les profonds secrets des grands maîtres que j'ai rencontrés par la suite, et de leur voler le feu!
Généreux envers moi-même comme d'habitude, j'avais eu la bonne idée d'oublier l'existence de ces feuilles, et elles s'étaient effacées de ma mémoire, à part quelques idées qui ont trouvé leur chemin à travers les années, notamment dans le section "épilogue" (la seule qui vaille quelque chose, puisque c'était le seul sujet que je connaissais à peu près) :
  • Le péché est facile à éviter au contact des autres. Car les autres nous poussent à chaque instant à l’obéissance, attentifs qu’ils sont, peut-être, à pouvoir nous mépriser. Sans parler de l’orgueil que l’on peut éprouver à être vertueux. Non, la vraie tentation, c’est dans la solitude qu’elle mûrit, pour exploser ensuite, dans la solitaire compagnie des autres. 
  • J’ai cherché à transformer en mots mes victoires et mes échecs – surtout mes échecs, d’ailleurs. C’est comme s’il avait mieux valu pour moi que tout rate. 
  • Alors, me voilà en quelques mots : je suis incapable d’exprimer un désir vis-à-vis des autres, en bien comme en mal. Et je déteste être interrogé sur moi, alors même que j’aime parler de moi. Je hais les questions, j’aime les réponses. 
  • Que l’on puisse éprouver de l’amour pour moi m’a toujours paru quelque chose d’assez baroque. 
  •  Une ville qui me tient à cœur : Istanbul, la ville magique de l’enfance, et la ville de l’amour enfin possible. 
  • J’ai « le cul entre deux chaises », voire entre trois, ou quatre chaises ! Et cela vaut dans tous les domaines de mon existence. Je suis là où l’on ne m’attend pas. Du coup, on ne m’attend nulle part.

dimanche 15 décembre 2013

Dans le taxi

Je me demande si mon appréhension à prendre le taxi, outre ma timidité habituelle et la méfiance universelle à l'égard de la profession, ne vient pas du fait qu'il faut indiquer son chemin, expliquer clairement où l'on veut aller - alors que je répugne toujours à révéler mes intentions, que je dissimule mes projets secrets derrière d'autres projets à moitié secrets, même dans ces brèves où je me pique d'une soi-disant authenticité.

dimanche 8 décembre 2013

Sant'Ambrogio


Je ne comprends pas vraiment les huées qui ont clos la première de la Traviata à la Scala de Milan, auxquelles seule a échappé l'excellente Diana Damrau. Les critiques des "traditionalistes" à l'égard de la mise en scène me semblent particulièrement déplacées: s'ils veulent voir des mises en scène modernistes "cheap" qui n'apportent rien à l'opéra, qu'ils viennent donc à la Monnaie de Bruxelles qui en a fait sa spécialité! L'idée de les faire cuisiner des pizzas dans le second acte était plutôt sympathique, et le troisième acte qui sous-entend que Germont père et fils n'ont aucun remords, et cherchent juste à se donner bonne conscience, était une relecture audacieuse mais pertinente.
Quant au ténor Piotr Beczala, je l'ai trouvé très correct; il a sans doute été victime de la mise en scène qui faisait de lui un personnage sans grande consistance... à moins qu'il n'ait été effectivement victime d'une cabale italienne, comme il l'a suggéré sur son compte facebook dans une réaction typiquement polonaise (refus de prendre le moindre recul par rapport à la critique, damnation éternelle, et renvoi à un problème de nationalité...).
Au contraire, cet opéra était remarquable et m'a fait réentendre avec une oreille neuve des airs dont je m'étais lassé et que je ne voulais plus écouter. Par exemple le magnifique début du second acte "De' miei bollenti spiriti", ou l'air "Sempre libera" qui me fait penser à l'orgasme que Violetta se promet d'avoir quelques instants après, une fois qu'Alfredo l'aura rejointe (cela est plus évident dans cette version très réussie chantée par Joan Sutherland).

dimanche 1 décembre 2013

Grappins (2)

L'ami auquel je pensais cite un de ses élèves qui, lorsqu'on lui demandait pourquoi un auteur écrivait ses mémoires, répondit que c'était pour se souvenir de sa propre vie - bien davantage que parce qu'elle vaudrait la peine de quelque récit ou qu'elle devrait intéresser quiconque... j'en dirais volontiers autant de ces brèves. L’Alzheimer des mes deux grands-mères m'incite à la plus grande circonspection sur mes capacités futures, et quand viendra le moment où je voudrai m'atteler à des mémoires, où j'aurai vraiment le désir de me retourner, tout aura disparu: les lieux, les noms, les situations, les désirs, les mots... Je vais oublier Istanbul, oublier Della Rovere, oublier Paul Toussaint comme les autres. Ne surnageront que quelques événements insignifiants, peut-être fictifs, incohérents; on m'évoquera mes livres ou mes enfants, mais ce seront d'élégants étrangers qui ne provoqueront dans mon regard aucune émotion.

Qui parlera pour moi des splendeurs de ma vie d'alors, de ses échecs aussi, quand tout sera devenu indifférent sauf l'heure du dîner et le dessin d'un nuage, par la fenêtre? Je serai dans ces pages plus que dans n'importe quelle chambre, et l'on me connaîtra mieux en lisant ces messages qu'en venant me visiter pour de vrai. Ces jours ne seront pas tombés en vain. Je pourrai encore en suivre le déroulement, des années après, sans le secours inefficace du souvenir. Ma vie sera semblable aux ruines de Babylone ou de Samarra, dévorées par le fleuve et par le vent, dunes informes d'où n'émergent que quelques briques plus solides que les autres, mais dont le dessin exact se révèle soudain vu d'en haut, le tracé précis des rues, des jardins, des places publiques, et des temples auxquels j'aurai apporté, jour après jour, mes timides offrandes.

Requiem (3)

Je m'étais arrêté à la surface de la beauté, oui. J'ai été fasciné par l'enchaînement magique des mots, sans m'assurer que j'attribuais à chacun sa place exacte, sans me soucier aucunement du sens, ni d'offrir une connaissance du visible ou de l'invisible. Le résultat ne pouvait qu'être faible, si l'on excepte quelques spontanéités fortuites- c'était aussi le risque de la rime qui transforme tout en jeu - mais, d'abord, comment ai-je pu croire qu'écrire serait chose facile?
Pour citer Jean Clair*, "comme un nouveau riche dilapide ses trésors (...) j'ai été trop léger" - mais plus que cela, j'ai manqué de respect à la langue. Je suis entré dans la mosquée, avec mes chaussures crottées, les mains prêtes au sacrilège, je me suis tourné dans la mauvaise direction, et j'ai ânonné sans honte des paroles incohérentes. J'ai interprété l'hermétisme en vogue dans la poésie du XXe siècle comme une licence d'écrire n'importe quoi, de me reposer sur des clichés ou des associations chanceuses, "narcisse exsangue", tandis que de vrais poètes, travailleurs et habités, d’authentiques "voyants" non grisés par l'ivresse de leur propre verbe, tissaient au contact du monde une œuvre à même de l'envelopper.
Et au lieu de craindre le regard des autres, j'aurais dû m'y soumettre, récolter leur ricanement, progresser... Est-il trop tard? N'est-ce pas maintenant que je devrais-mener cette entreprise, au plus fort de mon enthousiasme, maintenant que j'ai compris une ou deux choses, et que je sais auprès de qui je dois poser mon chevalet?

samedi 30 novembre 2013

Le coup d'état

30 novembre... Une date que je n'oublie jamais... Et j'ai soudain entraperçu les dix-sept ans de ma "vie amoureuse" - c'est le temps qu'il faut, ai-je pensé, pour former un individu...

Je me suis laissé prendre par la main.
A travers la lucarne on ne voyait que la nuit, les arbres secoués par le vent; nous nous sommes embrassés - le fait qu'elle fumait rendait la sensation plutôt désagréable, plutôt invasive de prime abord (elle s'en est même excusé; elle a dit exactement "qu'est-ce que ça te fait d'embrasser un cendrier?" - ce qui nous a fait rire...); puis j'ai compris ce qu'il fallait faire, et, cendrier ou pas, je me suis lancé dans cette relation qui n'allait pas durer très longtemps d'ailleurs, quatre mois peut-être?
Quand nous redescendîmes pour rejoindre les autres, nos sourires nous trahissaient; j'eus droit à quelques clins d’œil amusés; et ce que j'avais perdu en innocence (pour autant qu'on puisse encore être "innocent" à cet âge), je le gagnai en aisance. A partir de ce jour, le monde extérieur ne fut plus jamais un problème; j'ai su presque en toute circonstance répondre aux questions des autres, qui se raréfiaient à mesure que croissaient les miennes. J'ai fui la solitude, tout en la désirant souvent, en la provoquant parfois...

"Des années durant vous étiez 
Accablés, des années durant, sans voix ; 
Mais une vague perturbée 
Avait en elle une histoire de toi ; 

Dans la vague, était gravé un sourire."*

Requiem (2)

Je recopie l'extrait de poème évoqué hier, un fragment du Requiem écrit à 21 ans (à l'âge où j'écrivais de parfaites "niaiseries", quel temps perdu!). Je note que cinquante ans plus tard, dans la Semaison III (1995),  le poème continue à hanter son auteur, qui souhaiterait avoir "le droit de réécrire autrement cette ligne (...) pour mieux rendre compte de la totalité de [son] expérience", mais je n'y vois rien à retrancher ni à modifier:

Repose-toi, souris sans remords :
ceux-là n'ont plus besoin qu'on les veille;
tout est bien.
Les fontaines tintent aux versants les plus hauts des montagnes ;
Il y a de grands arbres d'étoiles,
et les bergers se lèvent pour la bénédiction de l'espace.
Il faut dormir.
Il faut laisser aller ces morts comme une mère son enfant devenu grand,
non sans souffrir une pauvre amertume ;
mais s'il se peut, au moins,
qu'ils se reposent dans la paix,
au fil des tristes vals nocturnes
ouverts en éventail comme les lignes de la main.

Quelle maturité extraordinaire. Dire qu'il m'a fallu plus de trente ans et un enterrement pour comprendre ce genre de choses! Mais reconnaissons que l'époque (1947) devait forcer à quelque maturité; il ne s'agissait pas de s'amuser sur Twitter ni de jouer à dominer des mondes virtuels... C'était le message de Lefèvre-Deumier ("rien ne passe"), également, mais je n'avais rien compris à l'époque, rien creusé; je m'étais arrêté à la surface de la beauté.

vendredi 29 novembre 2013

Requiem

Je n'arrive pas à me persuader de sa mort. Cela m'est rendu encore plus impossible par les messageries, les vérificateurs d'orthographe qui me suggèrent sans cesse son nom. J'imagine qu'il me suffirait de faire quelques kilomètres pour lui parler en face. Elle est là.
*
Dans un poème de jeunesse*, Philippe Jaccottet écrit "il faut laisser aller ces morts / comme une mère son enfant devenu grand" - cette image stupéfiante mérite qu'on s'y arrête.
Les morts sont nos enfants lointains, ceux qui sont allés étudier en ville, à l'étranger, qui ont construit leur vie ailleurs; leur présence "flotte" encore dans la maison, dans le fond des placards, dans la place vide d'une chambre, certes, mais ils sont partis; ils ne donneront plus de nouvelles, nous laissant "souffrir une pauvre amertume". Quand bien même ils nous entendraient encore, que leur importent nos nouveaux voyages, nos nouvelles rencontres?
Ils se sont détachés de nous, que leur importe que nous soyons attachés à eux? Nous leur avons donné tout l'amour que nous pouvions; il est désormais trop tard. Nous nous sommes enrichis à leur contact et, même si nous en porterons la marque jusqu'au bout, cela n'aura duré qu'un bref instant de notre vie.

dimanche 24 novembre 2013

Cadavre dans le placard (2)

Par exemple, étais-je aussi prêt au suicide que je le déclarais à l'époque dans chaque feuille blanche, que je le dis même encore aujourd'hui quand j'évoque mon adolescence. J'étais désespéré, mélancolique, malheureux, certes, certes, mais voulais-je vraiment que ma vie se terminât, ai-je fait le moindre pas sérieux dans cette direction (ni dans quelque direction que ce soit)?
Je constate que Paul Toussaint, dont je relisais les poèmes qui closent sa période poétique, a déjà tranché définitivement cette question: "Un mort n’éprouverait pas cette soif". Il conteste les choix que j'avais faits, et jusqu'aux constructions absurdes de l'avenir dans lesquelles je m'étais enfermé... Tout n'était que chimère à partir du moment où je me suis accroché, où j'ai été d'accord, décidé à vivre pour de bon et à aimer, à croire en toute autre chose qu'en ces niaiseries
Mais, par conséquent, il devenait vain d'écrire des poèmes mensongers sur une mort que j'avais fini par ne plus considérer que comme une option secondaire. Je devais être au monde; je m'orientais vers des ambitions modestes, même si c'était renier ma jeunesse et le reste avec.

*

Le pont des soupirs*

J’ai dédié ma vie à la chimère
De me croire « un mort avançant vers la vie »
Tout ce qui devait m’arriver
Ne devait pas être vrai – et je ne devais rien choisir

Voilà ce que j’imaginais – et pourtant je suis sur ce pont
Prêt à tout nouveau soleil et à croire en toute autre chose qu'en ces niaiseries
Je suis prêt à renier ma jeunesse
C’est donc cela l’action d’un mort – crois-je !

Un mort n’éprouverait pas cette soif
Un mort n’ouvrirait pas son existence
– s’il existait ! – au premier être venu
Pour lui montrer la grâce de ses côtes parallèles, de son nez creux, etc.

Ah, d’accord – s’il est ainsi gravé que je dois être au monde
Je consacrerai ma vie à la joie à l’amour
J’aurai pour ambition des ambitions modestes
Et jamais jamais je n’aurai écrit ce poème !

Cadavre dans le placard

En mon absence c'est déroulé un événement que j'aurais redouté par-dessus tout autrefois, et auquel je n'ai finalement accordé aucune importance... la catastrophe que j'avais cherché à prévenir par de multiples stratagèmes et que j'ai moi-même contribué à provoquer par mon indifférence.

Afin de transformer mon ancienne chambre d'adolescent, mes parents ont dû vider les placards, y compris les cartons contenant "l’œuvre" de l'époque, les poèmes, les journaux, les ébauches de romans, les pièce de théâtre... je les ai retrouvés à moitié ouverts dans la chambre d'à côté. Bien sûr, leur habituelle retenue les a dissuadés de m'en parler, mais comment ne pas soupçonner qu'ils ont jeté un coup d’œil au contenu, par curiosité ou par hasard - et comment leur en vouloir, vu que je n'avais pas pris la peine de refermer il y a quelques mois ces fameux cartons, qui étaient jusqu'alors plus soigneusement entourés de fils qu'une chrysalide. Je ne suis pas sûr qu'ils ont passé un très bon moment (je les plains plutôt: des pages de "tragédie" en alexandrins - Gott, quel ennui!); je pense même que cela les a obligés à revisiter un passé dont ils ont tendance à trop vanter les mérites, à s'attribuer les succès sans même voir leur échec fondamental - celui d'avoir fait de nous de bonnes machines mais impropres à la vie en société ou aux sentiments, quand l'amour-propre a remplacé l'amour (mais je crois que c'est justement cet amour propre qui m'a maintenu en vie). Il y a pire, toutefois.
Et à ma propre surprise, tout cela m'a été complètement égal. J'ai ouvert quelques cahiers (par exemple, un roman historique grotesque inspiré vaguement du Roman de la momie de Théophile Gautier, plein de clichés et de bien-pensance), j'ai ri un peu, puis je me suis contenté de refermer les cartons avec de la ficelle... Ces mots sont devenus ceux d'un autre. Ils sont plus proches de ma naissance que je ne suis d'eux, et, de jour en jour, je m'en éloigne. Même cette adolescence est, en quelque sorte, devenue celle d'un autre...

vendredi 15 novembre 2013

Le dernier optimiste

Un partisan de l'AKP échoué sur ces Brèves, ou n'importe quel lecteur neutre, pourra me reprocher avec justesse de m'être trop intéressé à la situation en Turquie et d'avoir négligé mon propre pays: "graves défis économiques", "triste défaite"... ne pourrait-on en dire autant, voir plus, de la France? Le sentiment d'impasse n'a jamais été aussi puissant, l'impopularité de "l'exécutif" jamais aussi grande, après un état de grâce étonnant mais très éphémère...
Que reproche-t-on au président Hollande? Je ne comprends pas que ses électeurs se soient si vite détournés
de lui. Je pense que c'est un homme honnête, rigoureux, de grande valeur - mais est-ce que cela suffit pour en faire un grand homme d’État? L'absence d'orientation est patente, avec des changements brutaux, des revirements nocifs pour son image: c'est simplement un problème de "leadership" sans doute, mais le mal est fait, et les conséquences n'en seront pas très bonnes pour la société française quoique peu durables. Dans dix ans, on ne se souviendra déjà plus de lui.

Au moins, en bien ou en mal, on ne peut nier à Recep Tayyip Erdoğan qu'il imprime une marque (même néfaste) à son pays, et qu'il ne dévie guère de la direction choisie, quitte à se mettre à dos le tiers des électeurs ou les pays européens. Il a réussi à se débarrasser de la contestation, et l'automne n'a pas été "chaud" contrairement à ce que m'avait assuré mes amis stambouliotes cet été... Quant à l'économie, ce n'est même pas un sujet d'intérêt, tant elle semble bien se porter et tant les sujets politiques sont omniprésents (laïcité, problème kurde, guerre en Syrie, nouvelle constitution) - alors que nous sommes obsédés par notre déclin. Sans doute nous voyons nous plus faibles que nous ne le sommes, et la Turquie plus solide qu'elle ne l'est (par exemple, je viens de redécouvrir que le taux de chômage y est de 9,8%).
Peut-être que je ne prends pas nos problèmes assez au sérieux, que je sous-estime la gravité de la crise économique ou politique que traverse le pays, que je n'écoute pas assez les prophètes de malheur... Je dois être le dernier optimiste de ce continent.

mardi 12 novembre 2013

En passant devant un bar oriental

Alors que nous remontions vers le bureau, un collègue me signalait que le bar oriental un peu délabré, de l'autre côté de la rue, avait été autrefois un café assez chic - ce que confirmait le dessin floral de la porte réalisé dans le plus pur style "art nouveau" qui fait l'une des rares gloires de cette ville... L'endroit était pourtant déjà en mauvais état lorsque je l'avais contourné, il y a sept ans, pour monter chez un ami qui habitait deux étages au-dessus. 
"La chambre était pauvre et vulgaire, 
cachée au-dessus de la taverne louche. 
Par la fenêtre, on apercevait la ruelle, 
étroite et sordide. D'en bas montaient 
les voix de quelques ouvriers 
qui jouaient aux cartes et qui s'amusaient."*
Comment ai-je pu oublier ce lieu devant lequel je suis si souvent repassé? Mais il y eut tant d'appartements similaires, à l'époque, et cette soirée avait été particulièrement ennuyeuse, décevante - je m'étais rapidement enfui. Pourquoi m'en suis-je soudain souvenu?

*

Tandis que je poursuivais mon chemin sans rien dire, je commençais à comprendre que cette ville possède désormais pour moi des attaches secrètes, qu'elle devient une autre "capitale de la mémoire", et qu'elle abrite comme Alexandrie ou Rome les strates de cités évanouies, affleurant au hasard d'un coup de pioche, les vestiges de ma vie passée.

dimanche 10 novembre 2013

Quand vint le soir et que je fus au bain...

La sensation béatifiante d'entrer dans un bain un peu trop chaud m'a rappelé ce passage surprenant des Mémoires de Joinville: "Mon nouveau valet me dit qu'il m'avait procuré un hôtel tout près des bains, pour me laver de l'ordure et de la sueur que j'avais apportées de la prison. Quand vint le soir et que je fus au bain, le cœur me manqua et je me pâmai; et à grand-peine on me tira hors du bain jusques à mon lit."
*

A l'internat, le seul avantage d'être malade était que l'infirmerie disposait d'une baignoire au lieu des sanitaires communs, et qu'il était possible de prendre en cachette une longue douche qui s'achevait en bain, de ressentir un moment de bien-être, comme lors des trop frustrantes sorties à Paris, le dimanche, et de s'affranchir pendant un instant de ces jours austères dont je ne parviens pas à conclure s'ils furent néfastes pour moi, ou somme toute bénéfiques.

Parfois, je rêve de villes...

J'ai eu toute la journée en tête une ébauche de phrase dont je n'arrivais pas à trouver l'origine, "parfois, je rêve de villes"; je croyais que c'était un vrai rêve que j'essayai de formaliser de façon imparfaite, qui parlait de l'éloignement de soi-même ("l'esprit de Memnon"): "Parfois, au contact des autres comme dans la solitude, cette relation me paraît lointaine, complètement détachée de ma personne, incongrue. Pourtant même mon nom, mon origine, mon âge, et jusqu'à mon corps, me font de temps en temps cet effet."*

J'ai pensé un moment que c'était une réminiscence de Rimbaud: "Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie." - jusqu'à ce qu'enfin quelques synapses se reconnectent, et que je me souvienne qu'il s'agissait de l'extraordinaire poème de Jaccottet, que j'avais cité ici-même: "J'ai dans la tête des visions de rues la nuit, de chambres, de visages emmêlés plus nombreux que les feuilles d'arbres en été et eux-mêmes remplis d'images, de pensées - C'est comme un labyrinthe de miroirs mal éclairé par des lampes falotes..."

Au moins ma mémoire momentanément défaillante m'aura-t-elle fait naviguer sur des mers agréables, le long de mouillages sûrs - et sans doute ce qui fait la joie secrète de celui qui a un peu lu, voyagé, ou aimé (?), est-elle de voir derrière l'étincelle d'un mot, d'une image que d'autres ne percevront même pas, l'explosion exultante d'un feu d'artifice.


PS: "Ainsi s'était entrouverte une autre porte, sur la région des livres lus; et tout cela s'échangeait richement dans ma pensée confuse, mais attentive." (Philippe Jaccottet, La Semaison III*)

samedi 9 novembre 2013

L'étranger

Parfois, je rêve de villes assoupies dans une splendeur figée, dans l'air limpide de novembre, construites autrefois le long d'un estuaire dont j'arpente les rives. Je marche d'un pas immobile; ce sont les bâtiments qui avancent; les magasins fermés présentent successivement leurs grilles, leurs rideaux. 
Soudain je survole la ville, je quitte mon propre corps, j'ai "la tête dans les nuages"; je me vois étranger à moi-même; je regarde avec incrédulité ce clandestin qui s'est aventuré si profondément dans l'épaisseur de la vie, parvenu à des succès dont jamais il n'aurait osé mesurer l'infime probabilité; et pourtant tous mes choix me semblent aussi absurdes que ce personnage que je ne reconnais plus, qu'engloutira bientôt une bouche de métro, une bouche d'égout, centre du monde autour duquel plus rien ne tourne.
Puis le tableau tourne, sans doute me suis-je retourné dans mon sommeil, et l'on passe à autre chose.

lundi 28 octobre 2013

Des yeux trop familiers

Panique soudaine à l'idée que l'imprimante temporairement bloquée recrache les brèves en mon absence, les laissant à la merci d'yeux trop familiers... J'ai déjà dit ce que je pensais du risque que l'on découvre ces brèves - et ce ne serait sans doute pas une catastrophe insurmontable.
C'est sans doute ce qui distingue le vrai artiste de l'écrivaillon du dimanche: un vrai artiste n'hésiterait pas à s'exposer, à exposer ses sentiments, son essence, quel qu'en soit le prix à payer. Et cette impudicité pourra lui coûter très cher! Quant à moi, comme d'habitude, je veux "le beurre et l'argent du beurre", et je n'aurai que la peine de la baratte, une production vite rancie, et les coups de la crémière!

dimanche 27 octobre 2013

Chasseurs de livres


Nous devions offrir à mon frère La confrérie des chasseurs de livres de Raphaël Jerusalmy*, à l'initiative de Della Rovere qui avait entendu à la radio que ce livre était "bien écrit" (cette expression m'a toujours inavouablement angoissé: que veut-on dire? y a-t-il une distinction si tranchante entre "bien écrit" et le reste? dirait-on aujourd'hui d'un tableau, sans prêter au ridicule, qu'il est "bien peint"?), ce qui a suscité ma curiosité et m'a incité à le feuilleter rapidement.
Et je crois qu'il doit être effectivement reconnu à l'auteur une remarquable puissance d'évocation immédiate, en quelques phrases courtes et bien choisies. C'est très efficace.
Par exemple: "La face rougeaude du gardien surgit dans la lucarne. Ses yeux se plissent pour scruter l'obscurité. Le tintement de ses clefs résonne à travers le soupirail. François retient son souffle. La porte s'ouvre brutalement sur la lumière aveuglante d'un flambeau. François se recroqueville aussitôt contre la paroi suintante mais le geôlier demeure planté sur le seuil, le dos voûté, son fouet pendant mollement à la ceinture. Deux laquais en livrée pénètrent dans le cachot et y déposent une petite table aux pieds torsadés. Pendant que l'un d'eux se met à balayer la paille et les excréments d'un air dégoûté, l'autre apporte deux chaises capitonnées et une grande nappe brodée. Ses gestes sont précieux. Il dispose ensuite deux bougeoirs de cuivre, une carafe de cristal et une cruche en grès au centre d'un savant arrangement de couverts en argent, de corbeilles à biscuits et à fruits, d'assiettes et plats en faïence. Aucun des deux valets ne daigne adresser un regard au détenu qui suit leur manège avec effarement. Leur travail achevé, ils se retirent sans piper mot. Le silence de la nuit enveloppe la prison. Même les rats, terrés dans les fissures de la muraille, se tiennent cois."
[Regrettons au passage le choix de la narration au temps présent; mais c'est certainement un déchirement pour tous les auteurs contemporains francophones de devoir abandonner la narration au passé, si riche en nuances, notamment grâce au passé simple désormais exclu de nos pratiques quotidiennes, pour sembler plus moderne en s'imposant la lumière crue du présent.]

*
Toutefois, je me demande si le roman historique n'est pas un genre mort, malgré la surproduction actuelle (n'avais-je pas moi aussi envisagé de m'aventurer dans ces eaux trop fréquentées?): Le Grand Cœur, par exemple m'était tombé des mains malgré l'enthousiasme que j'avais ressenti en survolant les premières pages. Les dialogues péniblement vieillis où, pour faire médiéval, surabondent les "point" au lieu de "pas" et les formules archaïsantes, les sentiments supposés aux hommes d'autrefois (qu'en sait-on?), remplis de clichés glanés dans les contes ou sur Internet, ne peuvent pas être satisfaisants, même pour des imaginations fertiles. Dans la même catégorie, les éprouvantes singeries pseudo-poétiques du Turquetto, de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (quel merveilleux titre, pourtant!)… L'attraction du passé* est irrésistible et, comme tout désir trop puissant, inévitablement frustrante.
Ne devrait-on conclure qu'il vaudrait mieux, à la limite, inventer des univers radicalement différents que se prévaloir d'une vérité historique "bidon"? Ou que demeure supérieur à tout cela le roman qui parle d'une époque réellement sentie et vécue par l'auteur, que nous pouvons sans erreur attribuer à son temps proche, qui se passe de reconstitution vite ringarde, les grands ouvrages de Proust, de Balzac, de Jules Verne même, plus récemment les tentatives de Houellebecq, de Tom Wolfe, entre autres? Qu'il suffise de comparer le souffle, pour nous encore vif, du Comte de Monte Cristo à la niaiserie navrante des Trois mousquetaires!

samedi 12 octobre 2013

Conquête de la Sicile

Lu, tandis je prenais un café dans une rue dont j'ignorais jusqu'alors l'existence (moi qui croyais avoir suffisamment arpenté la ville depuis si longtemps!), lors d'un instant volé à un retour en famille plutôt pesant, cette phrase de Chateaubriand citée par Jean d'Ormesson*: "La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie couronnée de fleurs comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile et les délicieuses campagnes d'Enna."
Je ne sais pas pourquoi cette phrase m'a marqué; il ne me semble pas que ma jeunesse ait jamais été ambitieuse, ni couronnée de fleurs, sauf dans des rêves dont je n'ai jamais esquissé le moindre début d'exécution*: c'était une époque assez ingrate et peu joyeuse, y compris par rapport à aujourd'hui. Mais la phrase m'a rappelé ces fameuses "délicieuses campagnes", un des paysages les plus spectaculaires qui m'ait jamais été donné de contempler, la vue de Calascibetta depuis la forteresse d'Enna, sous l'écrasant soleil de midi, l'impression d'une vie écartée des frivolités touristiques, semblable à ce qu'elle avait dû être depuis des siècles, la révélation de l'éternité dans une voyage qui avait pourtant déjà multiplié les émerveillements. Bref,  un endroit que l'on ne voudrait recommander à personne pour en éviter l'invasion par les foules (qui, de toute façon, prendra vraiment la peine d'aller jusque là, de marcher dans cette insupportable chaleur pour un seul paysage?), mais où l'on voudrait parfois être soudain téléporté, comme l'esplanade de Vézelay, le parc des Brecon Beacons, la descente depuis le cimetière de Burgazada, la colonnade d'Apamée au petit matin, l'oasis de Fint dans la fraîcheur de l'automne, une marche aléatoire dans Venise - chut! arrêtons-là notre liste personnelle des merveilles du monde, de peur qu'on nous interdise à tout jamais de nous plaindre...
Résolu d'acheter les Mémoires d'Outre-tombe, je me suis précipité dans la librairie la plus proche ( d'autres aventures m'attendaient...). Je voulais les relire rapidement, me souvenant les avoir empruntés à la bibliothèque paternelle et lus avec passion quand j'avais quinze ans, à l'époque où, au lieu d'entreprendre la conquête de la Sicile, je préférais la compagnie des vieux auteurs (cela n'a guère changé depuis*).


PS: "Il y a des lieux que l'on ne quitte pas, même lorsque l'on s'en éloigne, de même que l'amour ne dépend ni du temps ni de l'espace;" (Henri de Régnier*)

Droit de réponse (suite du furet du Nord)

De Mme Arta: "Comment peut-elle se tromper sur mon nom pourtant si simple? Combien me faudra-t-il de fois l'épeler? Et cet homme derrière moi, croit-il que je ne le vois pas s'impatienter, même s'il prétend regarder ailleurs. Il pose ses achats, les rapproche de la caisse - quelle urgence le presse donc? - ah! et voilà que cet idiot m'a perturbé, j'ai retiré ma carte trop vite (vais-je payer plusieurs fois?). Tu peux bien grogner ça ne fera pas marcher plus rapidement la machine. Et me voilà enfin sortie - oh, il est déjà là? - et il ne me tiendrait pas la porte! Il marche vite - non, il s'arrête, observe de tous les côtés, retourne vers le magasin, choisit finalement une direction, d'un pas lent - cela ne valait vraiment pas la peine de s’exciter ainsi, ni d'importuner tout le monde!"

jeudi 10 octobre 2013

Sur Henri de Régnier

Pour les besoins d'une production récente, j'ai acheté le livre de Henri de Régnier intitulé "L'Altana ou la vie vénitienne"* (j'ignore s'il y a encore, à part moi, quelqu'un qui lit Henri de Régnier aujourd'hui; il me semble faire partie de ces délicieux poëtes tombés dans l'oubli, et que seuls sauvent leurs noms aux consonances étranges, comme Pierre Louÿs ou le délicieux Rémy de Gourmont).
Le plus étonnant dans ce livre est sans doute l'arrière-plan de tout le récit, ce qui n'est pas décrit directement, la tranquille vie de dilettante que l'on pouvait encore mener à l'époque, en évaluant dans un monde enchanté de palais, de comtesses, de promenades en gondoles jusqu'à Chioggia ou Torcello (!), où il suffisait de se retrouver au Florian "sous le chinois". Mais il a le mérite d'évoquer une Venise joyeuse (ainsi que je l'ai toujours vue), cet "air du bonheur", le point d'attraction du monde occidental (et François Pinault ne s'y est pas trompé en délaissant la sinistre Boulogne pour le Grand canal); "c'est en vain que Venise est devenue la ville silencieuse; elle a conservé un écho du rire d'autrefois, de ce rire masqué qui faisait d’elle une énigme vivante".
Sa façon d'écrire est certes parfois un peu datée, avec des exclamations lyriques inopportunes, trop de "vous!", de "chère Venise", et de "ô" ("Et que le soleil couchant est donc beau, ô Zattere, sur votre lumineux promenoir!"), mais c'est du grand style comme on ne sait plus vraiment faire, ni ne veut, par exemple cette saisissante comparaison de la ville à l'âme humaine: "Où mieux que dans cette ville d'illusion, où tout est mirage et reflets, où la plus massive architecture repose sur de pauvres pilotis, où la terre n'est que de l'eau épaissie et de la vase solidifiée, sentir que nous ne sommes nous-mêmes qu'un assemblage d’artifices mentaux et de perspectives spirituelles, et que nous avons en nous, comme la cité fraternelle, des palais qu'habite le souvenir, des façades décrépites et mutilées, des dédales et des impasses qu'entourent, comme sa Lagune, de vastes étendues de rêverie que sillonnent des barques noires?".

dimanche 6 octobre 2013

Le furet du Nord

La néfaste coalition d'une caissière et d'une ménagère de cinquante ans qui n'arrivaient pas à se comprendre pour enregistrer des achats sur un compte-client à son nom (je la livre au mépris universel et éternel qu'elle mérite: elle s'appelait Mme Arta - nom pourtant guère compliqué!) promettait de m'empêcher de suivre une beauté entrevue à une autre caisse... Elle avait cette beauté non évidente que seule révèle un second regard, une analyse soigneuse, l'expérience des échecs et du temps qui passe, et tenait à la main une valise, dans l'autre un livre dont le titre m'avait intrigué sans que je parvienne d'aussi loin à le déchiffrer (que d'imprécisions dans cette histoire!).
Elle sembla attendre un instant devant l'entrée du magasin, réfléchir à son chemin, et j'étais encore bloqué par Mme Arta (qui avait trop promptement retiré sa carte de crédit, ce qui obligea la caissière à recommencer l'opération de paiement, provoquant de ma part un grognement exaspéré). J'espérais que sa valise allait la ralentir, mais une fois enfin sorti sur la vaste place où baguenaudait une foule nombreuse, après avoir fureté dans toutes les directions, je dus me résoudre à constater que je l'avais perdue.
Faudra-t-il donc que nous prenions toujours les mauvaises décisions, lorsque nous choisissons la caisse où nous passerons comme dans le reste de notre existence, qu'il y ait toujours une "Mme Arta" entre nous et la connaissance de la beauté? "Et pouvait-il en être autrement?"*

*

Oui, bien sûr qu'il pouvait en être autrement. Tu aurais pu laisser là tes achats (ce qui n'aurait pas été très correct, mais au diable la politesse!), bousculer la ménagère sans ménagement, courir hors du magasin comme un voleur en échappant à l'étreinte du vigile et, parvenu sur la place, apercevoir sa silhouette qui s'éloigne, fendre la foule, trouver un prétexte futile pour l'aborder, pour ne plus être personne à ses yeux - que pouvait-il bien t'arriver de pire? -, pour lui parler, pour au moins apprendre le nom de son livre, et ainsi saisir une infime chose d'elle!

dimanche 22 septembre 2013

Cimetière de Burgazada (2)

Si ma capacité d'émerveillement est intacte, ma capacité d'indignation s'est largement émoussée (elle n'a d’ailleurs jamais été chez moi que très épisodique).
Par exemple, parlons enfin de la Syrie: j'ai toujours été très réservé sur l'utilité d'une intervention militaire, et ce n'est pas sans soulagement que j'ai observé les derniers développements, le retour au statu quo et l'effondrement des velléités françaises. Devrais-je m'en sentir coupable? Suis-je devenu affreusement individualiste et indifférent? A lire la presse française*, sans doute...


*: presse française qui a systématiquement oublié le troisième larron dans cette affaire, la Turquie d'Erdoğan - et ce fait même devrait nous inciter à la prudence. Le régime a passé l'été à pousser à la guerre; ses seules autres activités d'envergure, au lieu de traiter des graves défis économiques qui se profilent, ont été l'étouffement définitif (?) du mouvement de "Gezi", et le soutien sans nuance à Morsi (unique catégorie de manifestations autorisées/encouragées à Istanbul quand j'y étais). Méfiance!

samedi 21 septembre 2013

Le gibier au fumet qui confine

Les bonnes consciences se lamentent que les adolescents ne découvrent la sexualité qu'à travers une pornographie devenue trop facilement accessible. Pourtant, je ne pense pas que quiconque puisse se laisser abuser par les positions et les performances (une première rencontre enseigne de toute façon ce qui est dans le champ du possible, de l'exigible, et les limites de l'exercice); le risque est plutôt de voir le sexe comme quelque chose de mécanique, sans odeur, sans goût - quelque chose dont il ne faut pas rire, non plus. Et l'irruption du goût et des odeurs paraîtra soudain un peu scabreux, un peu repoussant (comment pourtant les éviter? ils font l'essentiel de la sensation). Le désir sera devenu cérébral, visuel plus que sensuel. 
Deux ou trois situations récentes m'incitent à penser que je n'ai pas non plus dépassé ce stade... mais c'est un problème dont il semble qu'on puisse guérir: "J'ai aimé les mets au haut goût: le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain (...), la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petit êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j'ai toujours trouvé que celle que j'aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave. Quel goût dépravé!" (Casanova*).


PS: cela me rappelle qu'une amie, il y a quelques années, m'avait dit trouver que je sentais bon - compliment étrange qui était "tombé dans l'oreille d'un sourd", et dont je ne l'ai jamais remerciée, même s'il avait finalement quelque valeur (et c'était sans doute le plus extrême qu'elle pouvait faire*).

PS2: à ce propos, j'ai aperçu sur une étagère un livre intitulé "Le miasme et la jonquille", d'Alain Corbin*, qui semble décrire la façon dont l'odorat a été chassé de nos convenances, depuis le XVIIIe siècle. A rajouter à la longue liste des livres à lire.

jeudi 19 septembre 2013

C'était une amie formidable

"C'était une amie formidable. Mais je ne comprends pas: pourquoi s'est-elle isolée comme cela? On l'appelait et elle ne répondait pas. Nous ne l'avons plus revue de toute la dernière année [elle était devenue très malade]. C'est vraiment dommage. Ah, la vieillesse est un naufrage, un naufrage."
J'ai souri poliment à la vieille dame dont le visage m'était vaguement connu, remercié de sa présence, et passé mon chemin... Que pouvais-je faire ou dire de plus? - à part penser que les cruautés involontaires de nos amis, dites sur le ton de l'aimable confidence ou du conseil, valent bien les sournoiseries de nos pires ennemis.

samedi 7 septembre 2013

Faits, III - texte XXI

Ernst et Birgitta présentaient leur numéro de tigres du Bengale depuis quatre ans. Tandis que la jeune femme évoluait en pleine lumière dans un justaucorps à paillettes, son compagnon ouvrait l’œil, déplaçait les tabourets et tendait le cercle enflammé. Pour ne ravir d'aucune façon la vedette à sa partenaire, il n'apparaissait jamais dans le faisceau des projecteurs et entrait dans la cage en blouse grise, comme un simple garçon de piste.
Lorsqu'il tomba malade, le directeur d'un grand cirque parisien tenta de dissuader Birgitta de présenter seule leur numéro: à l'entraînement, les bêtes baissaient sans raison les oreilles, ce qui n'est pas bon signe, et elles manquaient singulièrement d'entrain au travail. Birgitta ne voulut rien entendre. Elle prétendait avoir une emprise totale sur les animaux. N'avait-elle pas élevé quatre des six tigres au biberon?
Le soir de la première représentation publique, les tigres étaient à peine en piste qu'un coup de patte jeta Birgitta à terre. En un instant, les cinq autres animaux furent sur elle. Lorsque le personnel du cirque parvint à dégager la jeune femme, il était trop tard.
- Mes pressentiments se sont révélés exacts, explique le directeur du cirque: ce sont les rappels à l'ordre d'Ernst, fermes dans le dos des animaux bien que proférés à voix basse, qui les tenaient en respect, nullement les injonctions de Birgitta, hurlées dans la lumière des projecteurs, encore moins la chambrière qu'elle faisait claquer autour d'eux, selon les vieilles recettes des numéro dits "en férocité". En dépit de son fouet, des paillettes étincelantes, de toute la grâce de Birgitta, et des applaudissements, la dompteuse, au centre de la piste, ne fut jamais qu'une figurante.

Un épisode de la vie quotidienne m'a fait immédiatement penser à cette page de Marcel Cohen que, comme quasiment tout le reste du livre, j'avais marquée d'un post-it et entourée trois fois au crayon. J'ignore pourquoi Marcel Cohen n'est pas plus célèbre*, plus récité en toute occasion: ses textes me semblent supérieurs à tout ce que j'ai pu lire ces dernières années, même quand je les compare à des productions plus anciennes. Il est très rassurant, pour les lettres françaises, que paraissent encore de telles merveilles.
Il faudra que j'en fasse davantage la promotion, au delà de ce blog, dans la vraie vie. Je vais commencer à offrir** les trois livres de Faits à ceux de mes amis que j'en jugerai dignes, puis à tous les autres: cela les changera des fictions inutiles et des pavés indigestes (mais parfois bien écrits) dans la lecture desquels ils gaspillent leur temps, quand ils les lisent. J'espère qu'ils m'en seront reconnaissants.

-

*: d’ailleurs, quel intérêt à être édité si c'est pour tomber dans une telle indifférence?
**: toutefois, curieusement, la plupart des livres que l'on m'a offerts me sont tombés des mains (la liste est longue): peut-être que le plaisir de la découverte personnelle une fois retranchée, je ne peux prendre goût à un nouvel ouvrage? ou peut-être se trompent-ils grossièrement sur mes attentes?

jeudi 29 août 2013

Approche médicale de la vie

Défaut des ""filles de médecin"* qui ne voient qu'un corps mort quand nous pleurons une personne disparue. Si l'on part de ce point de vue, bien sûr, on peut conclure sans sourciller qu'il valait mieux qu'elle meure maintenant qu'à l'état de légume dix ans plus tard, ou dans d'effroyables souffrances. Mais on aurait pu aussi souhaiter que ce décès n'eût pas eu lieu si tôt, qu'elle soit encore parmi nous, qu'elle puisse observer la vie se poursuivre au-delà d'elle, nos improbables enfants grandir, peut-être. Et ne sommes nous pas également tristes pour nous mêmes, pour les souvenirs qu'il nous faut enterrer, pour les années soudain évanouies?
Au moins les filles de médecin savent-elles quoi dire face à la mort, même si ce n'est pas ce que j'ai envie d'entendre, même si "l'approche médicale de la vie" me paraît un sol sec et ingrat, mille fois inférieur aux mondes infinis et fertiles de l'émotion.


PS: c'est sans doute pour les médecins le seul moyen d'atténuer l'angoisse; on ne peut opérer que l’œil sec.

lundi 26 août 2013

Cimetière de Burgazada

En haut de la colline, j'ai vu la ville dans son immensité, immeubles massés au bord de l'eau, courant sur les hauteurs, vrombissement lointain des avions, des navires. Le chemin avait été caillouteux, solitaire. Des milliers de cigognes volaient en masse autour de l'île (un spectacle majestueux que je n'avais jamais contemplé dans une telle ampleur). J'ai franchi la porte du vieux cimetière abandonné; c'était un cimetière grec orthodoxe, dont les morts les plus récents avaient été déposés là il y a plus de quinze ans. Comme leur monde avait changé! Et dans la pensée de ces vies exposées aux plus grands chocs comme aux délices de la "ville des villes", sans cesse bruissante, sans cesse croissante, dans le déchiffrement de ces tombes étrangères, tandis que les cigognes poursuivaient leur route, que je descendais prudemment la colline, j'espère avoir logé, sans alors le savoir, le
souvenir de la merveilleuse femme qui est décédée la nuit dernière - de la personne chaleureuse et aimante qui a pris soin de moi dans la maladie, qui a veillé sur nos jeux d'enfants - à qui je n'ai pu apporter aucun réconfort aux heures graves.
Puisse sa mémoire évoluer encore dans la beauté du monde, vivre quelques années de plus chez ceux qui auront eu la chance de l'approcher. Que puis-je formuler de plus, moi qui aimerais tant pouvoir croire en l'immortalité de l'âme? Mais la mort me semble (hélas) dénuée de tout mystère: nous disparaissons, et nos noms s'effaceront; même les plus florissantes cités s'écrouleront. Les plus beaux paysages n'auront été qu'un songe grandiose, éphémère, dans le sommeil de l'éternité.
Pour autant, mon regard n'en a jamais été moins émerveillé ni moins reconnaissant. Étrangement plein de gratitude, en fin de compte.

vendredi 16 août 2013

Chapelle Agios Nikolaos (Petra, Lesbos)

Touchantes fresques dans une chapelle déserte, dont nous avions poussé la porte par hasard. Dans la pénombre, une assemblée de saints, de prêtres, observe les siècles s'écouler lentement. Au-dessus d'eux se déroulent les scènes cent fois répétées mais toujours vivantes, les traversées en bateau, les entrées dans des temples, le visage aimant de la vierge, la lutte de Saint-Georges et du dragon... J'ignore pourquoi cette dernière image m'a tant frappé (à tel point que j'en ai acheté l'icône bon marché dans une boutique voisine): peut-être tranchait-t-elle avec les autres fresques plus statiques? peut-être y ai-je perçu des origines douteuses, réminiscence de combats antiques ou de mythes lointains? et n'est-il pas après tout mon saint patron?
"De sa lance il transperce le dragon, symbole du mal, après avoir fait un signe de croix"* - la belle affaire! Terrasser le dragon et s'en débarrasser pour toujours est le travail d'un héros grec, pas d'un saint chrétien. Jamais nous ne tuerons le dragon. Nous pourrons lui asséner les coups les plus spectaculaires, faire jaillir le sang, parader sur notre cheval blanc avec sa dépouille, personne en ville n'aura l'audace de croire qu'il a disparu pour de bon. Qui se soucie d'ailleurs d'un triomphe définitif? Pourvu qu'il parvienne à survivre sans se laisser lui-même dévorer, à maintenir à distance suffisante le monstre, à exister malgré lui, Georges n'aura pas failli à sa mission ; c'est dans la lutte, et non dans la victoire, qu'il est devenu saint.

lundi 29 juillet 2013

Sülemaniye camii

Les visions dont on voudrait ne jamais perdre le souvenir: l'imperturbable majesté de ces colonnes, de ces coupoles, les formes solides, parfaites. 
Et surtout, au détour d'une arcade, le visage de l'architecte (ne l'ai-je pas pourtant déjà oublié?), un livre à la main, sa démarche souple, bondissante. "La beauté, alors même qu'on la touche, est déchirante comme un adieu, et un visage ami est parfois plus douloureux qu'une plaie ouverte" (Marcel Cohen).

vendredi 26 juillet 2013

Züricher Goldküste

Dévoré, en quelques heures ensoleillées mais inquiètes, le Mars de Fritz Zorn. J'avais acheté le livre en 2006, sur les conseils d'un ancien professeur, mais je ne l'avais jamais ouvert; je l'avais sommeiller fidèlement sur une étagère. Peut-être est-ce mieux ainsi, peut-être que le livre ne m'aurait pas interpelé autant qu'aujourd'hui, maintenant que j'approche en âge de l'auteur, que m'environnent la maladie et le doute... Pourtant, je ne peux m'empêcher de regretter de ne pas l'avoir lu plus tôt, tant cette lecture est riche d'enseignements, et m'aurait épargné la peine de quelques découvertes.
Par exemple, son refus des distinctions classiques entre le corps et l'âme, entre le sexe et l'amour, et tous ces absurdes concepts comme l'esprit ou la conscience! Même si je ne viens pas de la rive dorée de Zürich (que par un hasard amusant je survole au moment même où j'écris ce message), les considérations sur sa jeunesse bourgeoise ne peuvent que m'être familières: absence de dialogue, de spontanéité, recherche de l'harmonie à tout prix (ça n'a pas vraiment marché*)... Combien de temps m'a-t-il fallu pour comprendre que ce genre de comportement n'avait aucune raison de se prétendre la norme? Ceci dit, je ne suis pas certain que tout cela devrait mener inévitablement à la dépression et au cancer. Blamer son milieu pour ses échecs m'a toujours paru une explication trop facile, mais qu'en sais-je?
Dernière similitude: il raconte n'avoir lu dans sa jeunesse que des auteurs anciens et consacrés, sur lesquels il pouvait exprimer des opinions toutes faites. De mon côté, j'ai toujours argué du manque de temps pour me concentrer sur les classiques ou pour me reposer sur les critiques les plus élogieuses, m'épargnant les risques, mais aussi les joies, de l'exploration artistique. C'est défendable, mais contestable également. Ne suis-je pas resté en toutes choses, hélas! un peu trop zurichois?

dimanche 21 juillet 2013

Peux-tu m'expliquer ce que je fais là?

On aimerait que le dialogue avec la mort soit plus serein, que la vieillesse soit pleinement assumée...
  "Aujourd'hui abordé au port
  D'une douce et civile mort,
  Comme en une terre seconde"*

Mais rien ne se passe ainsi. Nous résistons, tentons les efforts désespérés qui, comme de se débattre dans un sable mouvant, aggravent notre situation. "Je remarcherai bientôt, je reprendrai la voiture, je rentrerai chez moi"... autant de fausses espérances auxquelles on ne nous répondra plus que par une affirmation complice, de guerre lasse. 
L'horizon s'est rétréci. Même les désirs simples sont devenus inaccessibles. Le monde n'est plus qu'un étroit hôpital indifférent. Le temps irrémédiablement immobile et vide s'écoule pourtant à une vitesse effrayante, dans des rapides infranchissables - sous l'énigmatique et rigoureux contrôle de souriants riverains, sans les visages familiers d'autrefois, tous absents, de plus en plus absents.

"J'ai gaspillé ma jeunesse, profites-en, profites-en!" - mais que veux-tu que je fasse? Que veux-tu que je fasse que tu n'as pas fait? Comment devrais-je en profiter, dans l'amour, dans une activité professionnelle créative, dans le sexe, dans l'exploration du monde, dans les joies d'une existence tout compte fait généreuse? Et de quelle jeunesse me parles-tu, celle d'il y a soixante ans, improbable époque inquiète, ou celle d'hier encore, où tu étais libre, où la mort n'était qu'un sujet parmi d'autre, qu'un lointain amer dans la surface agitée d'une riche vie sociale. "Peux-tu m'expliquer ce que je fais là?" - ¡si seulement j'avais le commencement d'une réponse, le réconfort d'un seul mot juste!

samedi 20 juillet 2013

Un homme raisonnable

Toutes les semaines des faits nouveaux, et maintenant, cet étrange coup d'état en Égypte. Je lis que les autorités turques entament, presque seules contre toutes, une campagne diplomatique pour obtenir la dénonciation du coup et le rétablissement du président Morsi - et on les comprend! Car dans la chute du régime égyptien, dans le silence éloquent de l'Occident comme du monde arabe, comment ne pourraient-elles pas voir leur propre chute? Elles y trouveront peut-être une justification pour le musèlement de l'armée et de la presse, pour l'utilisation intransigeante de la force contre des manifestants somme toute inoffensifs, pour les mesures ridicules et vexations inutiles qu'elles entreprennent actuellement - mais c'est sans doute le propre des dictatures que d'accomplir résolument, en croyant ainsi assurer leur survie, les actes par lesquels elles se condamnent elles-mêmes. Quand donc naîtra, du monde musulman, un homme raisonnable, certes pieux s'il le faut mais ouvert, qui saura prendre les meilleurs aspects du monde contemporain, une vraie "conscience démocratique", aux pratiques honnêtes*, aux visions réalistes? Cela n'a pourtant rien d'une espérance démesurée.

 
*: cela dit, même en Europe nous en sommes loin sans doute - voir les décevantes et absurdes manigances de Mariano Rajoy récemment.

jeudi 18 juillet 2013

Mauvaise fréquentation (2)


En ce qui me concerne, je sais très bien que je ne me hasarderai jamais à poser une telle question.
D'une part, j'ai déjà dit ce que j'en pensais autrefois, même si j'aimerais croire que je ne me rends pas justice dans ces Brèves, que la réalité est plus riante et sereine que l'image sordide que j'en donne ici.
D'autre part, j'ai appris la prudence, et je me méfie des effets provoqués par une telle question. Cela me rappelle une récurrente interrogation paternelle, "suis-je un bon père?", que je n'avais jamais conçue avant qu’elle fût prononcée, et qui, par le seul fait de sa formulation, avait sapé ce que je croyais jusque là inébranlable, éternel.

Mauvaise fréquentation

Un homme aimerait demander à la femme qui a bien voulu de lui s'il la rend heureuse; il aimerait obtenir d'elle l’assurance, le brevet éternellement opposable, qu'il ne lui fait pas perdre ses plus belles années en sa compagnie. N'est-ce pas l'honneur de tout homme sensible que d'être saisi par ce doute? Qui oserait affirmer que la femme qui accepte de partager notre vie ne pourrait la partager de meilleure façon, avec un autre?
Pourtant, il n'en a jamais rien lu dans la littérature, ni vu dans les films, où ce sentiment de temps gaspillé n'est jamais évoqué que rétrospectivement, par celui qui croit s'être fait gruger, quand un des époux demande le divorce; jamais personne ne semble se remettre en cause ouvertement ni secrètement pendant la relation; et dans tous ces #@&$@ de mariages auxquels il a été convié, jamais la question n'a été effleurée: "acceptez-vous de prendre pour épouse" est finalement une question facile, "acceptez-vous de lui imposer votre personne" en serait une autrement plus délicate!
Nous sommes comme ces politiciens persuadés de leur utilité publique, et que jamais ne perturbe l'éventualité que leur pays, leur ville, leur région auraient pu se porter pareillement, voire mieux, en leur absence. ¡Comme la vie politique est pourtant plus aisée, avec le réconfort d'incessants sondages, avec la possibilité de remettre son bilan en jeu, à chaque échéance électorale - là où, dans la vie amoureuse, il nous faut nous contenter de trop maigres indices, un sourire évanescent, une caresse que nous n'avons pas quémandée!...

Il observe les détails de sa vie quotidienne.
Par exemple, la confiance absolue et aveugle qu'elle lui témoigne lui semblait jusqu'alors un élément positif - alors qu'il y aurait fort à redire sur cette absence de curiosité... L'amour n'est-il pas censé (lui murmure la sagesse des siècles) aller au plus profond de toute chose, jusque dans la jalousie, jusqu'à la connaissance aiguë de l'intime - source de douleurs et de bonheurs inégalés? Lui fait-il vivre tout cela? Elle ne connaît rien de lui: qui est l'étrange personnage qu'elle croit aimer? par qui se laisse-t-elle pénétrer?
Cette pensée soudain le rassure. Les échecs qu'il a connus dans cette relation comme dans d'autres lui paraissent plus tolérables, lui paraissent ceux d'un autre que lui, d'une moitié tronquée, fausse, d'une personne imaginaire sous des dehors réels. Ne provenaient-ils pas, finalement, d'un irrémédiable malentendu?